Extrait de l'ouvrage : Les déséquilibres de l'amour

« Les aliénistes considèrent que le crime du fou est bien un acte. Ils admettent que certains aliénés ont bien l’intention de tuer et qu’ils manifestent toute une rationalité pratique pour arriver à leurs fins. »

Extrait du chapitre II

Perversion criminelle et perversion pathologique : retour sur un cas historique

En 1833, François Leuret, élève d’Esquirol, médecin-chef de la maison de santé fondée par son illustre maître, entreprend dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale l’examen du cas de Jeanne Desroches, épouse Corget, « femme d’un caractère doux et de mœurs jusqu’alors irréprochables », condamnée à dix ans de travaux forcés pour homicide volontaire avec préméditation pour avoir tué en quelques heures sa mère, sa nièce et deux voisines, dont une fillette. Pressée par le juge d’instruction de décrire l’origine des mauvaises passions qui l’ont conduite à cet acte atroce, elle lui répond en une tirade à l’involontaire et tragique poésie :

«  Il faut expliquer pourquoi vous aviez tant de haine contre votre mère. – Elle aimait mieux ma sœur que moi ; le dimanche elle m’envoyait aux champs ; j’étais dans l’oisiveté ; je lisais des prières qui m’ont tourmentée ; je croyais perdre Dieu ; je ne dormais plus et je faisais des rêves dans lesquels je croyais voir toutes sortes de bêtes. »

Analysant a posteriori un matériel qui ne relève pas de l’observation directe mais de l’archive, Leuret érige le cas de cette femme en paradigme, démontrant à ses pairs déjà convaincus son innocence et l’erreur judiciaire dont elle a été victime. Car les raisons lacunaires, incohérentes, incompréhensibles alléguées par Jeanne ne sont que des mirages. Il n’y a « aucun motif raisonnable », « aucun rapport entre les actions et leurs causes assignées », entre l’atrocité du crime et les propos de l’auteur. Ce qu’elle allègue devant le magistrat, ce ne sont pas des raisons, mais, au même titre que le quadruple homicide, des effets de la maladie. Ses actes en même temps que ses paroles échappent à la sphère de l’intentionnalité morale : ce ne sont que les émanations d’un « cerveau malade ».

Étudiant les interrogatoires auxquels Jeanne fut soumise, l’aliéniste formule une distinction conceptuelle et psychologique cardinale pour l’histoire de la perversion. Il y décèle une « perversion maladive des sentiments moraux » marquée par une transformation brutale de la sphère affective. Il précise aussitôt : « Je dis perversion maladive et non pas perversion criminelle, car l’une et l’autre sont bien distinctes et séparées de tout l’intervalle qui sépare la folie du crime. »

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Plus qu’une différence, c’est là une franche dichotomie : perversion criminelle et perversion pathologique s’excluent. Pour l’heure, le fou n’est pas encore un « pervers » (ce substantif comme son adjectif n’ont encore qu’un sens éthique, la méchanceté), mais un sujet perverti (i.e. altéré) dans ses facultés. La perversion morbide des sentiments est le signe principal de la folie, la perversion criminelle, l’expression d’un mal coupable. Tandis que Jeanne est le jouet d’un déterminisme pathologique, la subjectivité morale du délinquant pervers est préservée dans une opposition frontale avec la maladie, et l’origine de ses actes est à chercher du côté d’un choix motivé par des raisons (l’intérêt calculé, ou le refus de brider ses passions mauvaises), bref, il est responsable. Ce partage a une implication épistémologique majeure. Si vicieux soient-ils, les criminels sont sains du point de vue de l’aliéniste ; leur sort relève du magistrat, éventuellement du prêtre et du moraliste, nullement du médecin. A contrario, les sujets atteints de perversion pathologique sont censés concerner uniquement l’aliéniste. Pour les crimes de sang, considérés comme des effets de la « monomanie homicide », qui défraya la chronique entre 1824 et 1830, on voit bien l’argument au principe de l’irresponsabilité pénale. Mais pour la « monomanie érotique » ? Il faut ici clarifier les enjeux de la distinction entre perversion et perversité en faisant intervenir un certain nombre de débats récents en philosophie de l’esprit et en philosophie du droit.