Extrait de l'ouvrage : Pourquoi les pères travaillent-ils trop ?

Sylviane Giampino,

Pourquoi les pères travaillent-ils trop ?,

Albin Michel, 2019, 288 pages, 19,90 euros.

Les relations des pères avec leurs enfants ont changé mais ils hésitent à transformer leur rapport avec le travail et la maison. À la charge mentale des femmes répond toujours en écho la passion professionnelle des hommes. Si bien que les femmes saturent, les couples se fragilisent et les enfants grandissent dans un climat de pression et d’incertitude. Pourquoi le consensus sur l’égalité semble-t-il se dissoudre dans le quotidien des familles ? Comment relever ce défi dans un monde où les repères du masculin et du féminin vacillent, entre persistance des stéréotypes et tentation de l’indifférencié ? Tandis que le monde du travail continue d’occulter l’enjeu parental, les hommes sont pris dans l’étau des contradictions entre leurs désirs, leurs discours et leurs priorités. Proposer un autre regard et des solutions est l’objet de ce livre décapant, tonique et constructif.

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Sylviane Giampino

Psychologue de l’enfance et psychanalyste, elle est spécialiste des questions d’éducation et de politiques publiques. Elle a publié, aux éditions Albin Michel Les mères qui travaillent sont-elles coupables ? et Nos enfants sous haute surveillance. Évaluations, dépistages, médicaments (avec Catherine Vidal, neurobiologiste).

 

 

chapitre I

Les pères pris dans le devoir professionnel

Les hommes, la plupart d’entre eux, semblent en panne à mi-chemin des changements, comme s’ils hésitaient à confirmer l’essai des évolutions qu’ils ont pourtant déjà accomplies, et que tout le monde peut constater : des hommes plus attentifs et proches de leurs enfants, des hommes plus sensibles dans leurs rapports avec les femmes dans la vie privée, et mieux informés sur le problème des inégalités entre hommes et femmes dans le travail et la société. Néanmoins, la réalité des constats est là, têtue, insistante et démoralisante, qui montre que les femmes assument encore 72 % des tâches domestiques, que les enfants sont pris en charge majoritairement par des mères à la maison, par des femmes dans les lieux où ils sont accueillis, soignés, instruits, éduqués en dehors de la famille. À tel point que les hommes vivent ces constats sociologiques comme une agression, et les exigences des femmes, et de leur femme, de trouver un meilleur équilibre entre la vie privée et l’investissement professionnel, comme un abus. Conscients qu’ils font plus que leurs pères, bien plus que leurs grands-pères, ils se raidissent à l’idée que les femmes ne seraient jamais satisfaites. Le malaise grandit, la défiance aussi.

Au croisement des rapports de couple et en famille, se dessine la place du travail dans la vie d’un homme, plus précisément dans son espace mental. Pour la plupart des hommes, cette place est un roc du réel, une butée indéplaçable, autour duquel les autres réalités sont vécues comme contournables : l’amour, les enfants, les vieux parents dépendants, la vie sociale, culturelle, la qualité des liens dans les petits riens, ce que Perec appelle « l’infra-ordinaire » qui dessine le quotidien. Le travail des hommes pèse trop sur les autres sphères de leur vie. Y compris quand ils travaillent moins que les/leurs femmes ou pas du tout ou gagnent moins qu’elles. Les occupations et les préoccupations professionnelles des pères pèsent trop, non en valeur absolue, mais en valeur relative par rapport à ce que le couple, la famille et la société requièrent aujourd’hui de participation. Participation active à la vie commune, quotidienne, à l’éducation des enfants et à la gestion de la maison, participation responsable à l’accompagnement des vieux parents, à la marche du monde qui ne se réduit plus à fabriquer, produire et rapporter son revenu. Trop grande soumission psychique des pères aussi quand l’obsession professionnelle étouffe leurs propres besoins de liberté et d’affectivité, leur désir de créativité, de création personnelle. Si l’on considère que les femmes ont transformé leur rapport à la maternité, au travail, à l’amour et à la société, et que les familles ont transformé leur façon de « faire famille » et ont inventé d’autres formes de relations, alors force est de constater, pour finir, que ce qui a peu bougé c’est la priorisation professionnelle des hommes. Cette priorisation qui les maintient au milieu du gué des évolutions qu’eux-mêmes désirent, et que les femmes, les enfants et la société attendent d’eux. C’est pourquoi, il nous faut questionner et analyser la stabilité de cette priorisation professionnelle masculine. Serait-elle devenue une forme d’inadaptation, un symptôme névrotique qui a ses fondements historiques, mais dont les modèles sont caducs ? Le travail comme priorité et contrainte absolue serait-il le refuge contre d’autres réalités tant il peut apporter ses jouissances bénéfiques de l’action et de l’emprise sur le monde environnant ? Mais quid de ses jouissances maléfiques : celles de la soumission, de la violence, de la contrainte ou du non-sens ?