Extrait de l'ouvrage : Sommes-nous tous des malades mentaux ? Le normal et le pathologique

« Ma gourmandise et ma passion pour les crevettes et les côtes d’agneau ? De l’"hyperphagie boulimique". Ma tendance à oublier visages ou noms propres ? Sans doute un "trouble neurocognitif mineur". La peine éprouvée à la mort d’un proche ? Un "trouble dépressif majeur". »


Avant-propos

« Je sais calculer la vitesse des étoiles, pas la folie des hommes. » Isaac Newton

Je croyais me rendre ce jour-là à un banal cocktail et je me suis retrouvé au cœur d’une belle tempête. La réception, qui se tenait en mai 2009 au musée des Arts asiatiques de San Francisco, rassemblait un certain nombre de psychiatres à l’occasion du Congrès annuel de l’Association de psychiatrie américaine (APA). En réalité, le problème avait déjà pris la forme d’une vive controverse publique autour de la question de savoir ce qu’est la « normalité » et de quelle façon la psychiatrie pouvait contribuer à la définir.

Le hasard a fait que j’étais en ville pour de tout autres motifs. Je n’avais aucune raison particulière d’assister à cette soirée, hormis le plaisir d’y croiser quelques vieux amis. Depuis près d’une décennie, j’avais déjà plus ou moins pris ma retraite de psychiatre pour m’occuper de ma femme souffrante et de mes hordes de petits-enfants, pour lire et profiter du bord de mer. Auparavant, on aurait pu qualifier ma vie professionnelle d’hyperactive. J’ai coordonné le groupe de travail qui a mis au point la quatrième mouture du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, connu sous le sigle DSM-IV (1994), j’ai dirigé le département de psychiatrie de l’université Duke (Caroline du Nord), traité de nombreux patients, mené toutes sortes de recherches scientifiques, publié des articles et quel­ques livres, le tout en courant en permanence après le temps. C’est à peine si je m’autorisais à jeter un coup d’œil furtif sur la rubrique sportive du New York Times, comme si je m’adonnais à un plaisir volé ou défendu. Bref, ce fut un délice de pouvoir enfin prendre du recul, lire Thucydide, sentir le soleil sur mon visage et le vent souffler dans les rares cheveux qu’il me restait. Plus d’e-mails, peu de coups de fil et plus la moindre responsabilité en dehors de mes obligations familiales.

(…) Il se trouve que plusieurs de mes amis étaient particulièrement excités à l’idée de participer à l’élaboration du nouveau DSM-5. Ils ne parlaient plus que de cela. Jusqu’en 1980, les éditions successives du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux se présentaient à juste titre comme d’obscurs petits opuscules auxquels on ne prêtait guère attention et que personne, ou presque, ne lisait. Puis le DSM-III a fait son apparition, un très gros ouvrage, véritable long-seller bientôt élevé au rang de « bible » de la psychiatrie. À partir de là, et dans la mesure où le DSM fixe les frontières entre le normal et le pathologique, le manuel – qui s’écoule à des centaines de milliers d’exemplaires par an – a eu un retentissement considérable auprès du grand public et un impact déterminant sur la vie quotidienne de beaucoup de gens. D’un point de vue pratique, le DSM a pour ainsi dire acquis force de loi. Ainsi sur la question de savoir qui doit être considéré comme malade ou en bonne santé ; quels traitements préconiser et aux frais de qui ; qui a droit à une pension d’invalidité, à un arrêt maladie, à des allocations, à une école spécialisée ; qui peut bénéficier de services à la personne, occuper tel poste, adopter un enfant, piloter un avion ou souscrire une assurance-vie ; qui doit être tenu pour un délinquant ou un malade mental devant les tribunaux, combien réclamer au titre des dommages et intérêts, et ainsi de suite.