Extrait de l'ouvrage : Turbulences. Le récit d'une survivante

« Le soleil se couche. Disparaît au loin. Je ne vois plus rien au-delà des arbres. La nuit tombe vite. Très vite. L’heure de se coucher ? Pourquoi pas ? Je n’ai pas peur. Je devrais. Jamais je n’ai été aussi seule, jamais. »

Premier jour

Tout le monde est mort. Je suis assise là. Au milieu de la jungle. Voilà où je suis. Seule. Dans la jungle. Je bouge les yeux. Je vois le feuillage, les débris de l’avion, les corps. J’écoute ma respiration. Laborieuse, douloureuse. J’ai mal à la poitrine. Si mal ! Mais je respire. Je respire bien fort, très clairement !

J’observe encore : les bruits, la jungle, le feuillage, l’épave, les corps. Et moi, là, allongée sur un lit de brindilles. Si petites, si pointues. Elles me font mal. Je remue. Ça me fait mal. Mes hanches me font mal. Tout me fait mal. Mon Dieu, aidez-moi ! S’il vous plaît, aidez-moi !

Mon front. J’ai l’impression qu’on le frappe à coups de marteau. Et je n’arrive pas à bouger les jambes. Elles sont ankylosées, presque sans vie. Je reste donc sur le dos et j’examine mes bras. Ils sont couverts de sang. J’ai deux grosses plaies près du coude droit. Je passe le doigt dessus. Et je hurle.

J’arrête de me regarder. Je me concentre sur le feuillage. Sur les débris de l’avion. Sur les corps. La jeune Vietnamienne est morte en serrant le poing. À côté de moi, l’homme a l’air à la fois paisiblement endormi et mort. Comme Pasje, avec son sourire si doux… Ne pense pas à Pasje. Ne pense pas à Pasje. Je reviens sur l’homme. Il ne me fait pas peur, il est juste mort. J’ai déjà vu des morts. Je sais à quoi ils ressemblent. Je me souviens : M. Bongaerts ; ma grand-mère ; Manuel, au Chili. Il suffit d’en avoir vu un pour savoir que mort, c’est mort. Et qu’il n’y a rien à craindre. Je jette un œil sur la montre de l’homme. Quelle ironie d’entendre le tic-tac, imperturbable. Il est dix heures.

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J’observe le ciel au-dessus des arbres. Traversé de nuages qui n’ont pas l’air d’annoncer la pluie. Est-ce la saison des pluies ? Si seulement j’avais lu un ou deux guides avant de venir ! Je n’ai aucune idée de l’endroit où je suis. Tout ce que je sais, c’est que les jungles sont des espaces immenses, infinis. Et je ne vois pas le moindre avion. Où est l’avion suivant ? Il nous verra sûrement, non ? J’ai l’impression qu’on est assez haut sur le flanc de la montagne. Mais loin de qui, de quoi, de quel village ? Je n’ai pas regardé de carte. Je ne sais pas dans quelle direction nous volions. Pasje est ma boussole. Ne pense pas à Pasje !

Le soleil pointe à travers le feuillage. Il crée une magnifique palette d’ombre et de lumière. Les feuilles irradient. Ma mère adorerait. Elle dit toujours qu’elle est rassurée de savoir que je suis avec Pasje. Elle pense que je suis en sécurité parce que je suis avec lui. Pasje qui est… N’y pense pas… Ne pense pas à Pasje… Pense à maman… Elle était si contente que je me sois fait vacciner avant de partir. Heureusement qu’elle me l’a rappelé. Même le tétanos ! Elle avait tout organisé en douce avec Jaime. À l’aéroport, avant que je m’envole pour Tokyo, il avait vérifié mon carnet de vaccination. « À quoi ça sert ? avais-je demandé à ma mère. On ne va tout de même pas dans la jungle ! » Quand j’y pense…

Je regarde mes pieds. Ils sont gonflés, extrêmement gonflés. Mes chaussures préférées, des mocassins en cuir de crocodile tressé gris-bleus, pénètrent dans la chair bleuâtre que je fixe comme si ce n’était pas la mienne.

J’agrippe mon sac à main. Je suis étonnée de l’avoir encore sur moi. Je vérifie son contenu : juste des affaires de voyage. Pas de porte-monnaie. C’est Pasje qui avait l’argent. Pas de montre. C’est Pasje qui avait la montre. Ne pense pas à Pasje ! Pas de téléphone. Pourtant je ne m’en sépare jamais. Pour appeler Jaime. Je pense à Jaime. Que dirait-il s’il savait où je suis ? Pour la première fois depuis que je travaille avec lui, je sais que je ne pourrais pas l’appeler pendant deux jours, lundi et mardi. Rien avant mercredi, où j’aurais dû rentrer à Ho Chi Minh-Ville avec Pasje. Jaime s’attend à ce que je lui téléphone dès que j’arriverai à l’hôtel. Je l’appelle toujours, où que je sois. Pour commenter l’état des marchés, pour prendre des décisions. S’il n’a pas de nouvelles de moi d’ici jeudi, il va alerter du monde. Beaucoup de monde, je le connais.