Des cartes confuses dans l’esprit humain
Des morceaux d’espace
Quiconque a observé des dessins d’enfant sait que notre esprit tend à simplifier les structures qu’il voit. La complexité des formes réelles tend à être remplacée par de simples constructions de formes simples, organisées suivant un ensemble de règles définissant les assemblages possibles. Une telle schématisation conduit à représenter les êtres humains par des bâtons surmontés de grosses têtes rondes, les oiseaux en vol deviennent des gribouillis stylisés et le soleil est rendu par un disque jaune d’où sortent des rayons. Une grande partie de la formation d’un artiste est d’apprendre à dessiner ce qu’il voit, et non ce qu’il a en tête. Autrement dit, les artistes doivent parvenir à désapprendre les réflexes de schématisation afin de parvenir à dessiner des représentations fidèles de la vie réelle.
Ce sont ces mêmes processus simplificateurs qui agissent sur notre conception de l’espace, et les raisons en sont identiques. Il est en effet plus simple de se souvenir de cartes simplifiant l’espace, le redressant, uniformisant les distances et transformant des fragments de terre irréguliers en formes géométriques régulières que de celles qui conservent toute la complexité de la géographie réelle.
Un des meilleurs exemples de cette tendance à régulariser l’espace (…) est la régionalisation. Pour comprendre de quoi il s’agit, essayez l’expérience suivante : à l’endroit où vous êtes maintenant assis, fermez les yeux et tournez-vous vers un objet qui se trouve dans la pièce – une lampe, une fenêtre ou une porte, cela n’a pas d’importance. Si vous ouvrez les yeux, vous découvrirez sûrement que vous avez été capable de trouver la direction de l’objet de votre choix avec une relativement bonne précision.
Maintenant, essayez quelque chose de légèrement différent. Imaginez une nouvelle fois un objet, mais situé cette fois hors de la pièce où vous vous trouvez. Si vous êtes dans votre maison, essayez par exemple de pointer du doigt vers un objet situé à un autre étage. Maintenant, tentez la même expérience vers la direction de la maison de votre meilleur ami, de l’hôtel de ville ou du plan d’eau le plus proche. Au fur et à mesure que vous progressez dans cet exercice, vous noterez que certaines cibles sont plus faciles que d’autres, et que d’autres nécessitent une considérable gymnastique de l’esprit. Vous avez peut-être aussi noté autre chose. Quand nous devons imaginer la position d’un objet qui n’est pas visible, nous tâchons de la reconstruire par une série d’étapes discrètes.
Je peux effectuer cet exercice avec la lampe située de l’autre côté de la pièce sans difficulté, mais si j’essaye de faire la même chose avec le grille-pain dans ma cuisine, située plusieurs pièces plus loin, je vais tâcher de reconstruire un chemin depuis ma position présente jusqu’à l’objectif, et ensuite d’additionner mentalement tous les segments de mon parcours. Au lieu d’essayer de visualiser l’emplacement du grille-pain depuis ma position actuelle, je vais tout d’abord imaginer la vue depuis l’entrée de mon bureau, qui s’ouvre vers le couloir, ce qui m’oriente vers la cuisine. Je m’imagine ensuite au bout du couloir, regardant dans la cuisine. À chaque étape j’imagine une vue, et j’essaye alors de rassembler toutes les vues observées depuis le début de mes pérégrinations afin de créer un chemin continu. Comme vous pouvez l’imaginer, plus le nombre de segments est grand, moins la précision l’est.