«Est-ce que vous faites des feuilles ? Ah bon, vous n’êtes pas remboursé ? Je ne sais pas si je vais pouvoir revenir vous voir, alors… »En ces temps de crise, nombreuses sont les personnes qui hésitent à entreprendre une thérapie parce que c’est trop cher. On voit donc de plus en plus de gens préférer, quand une déprime légère ou une angoisse modérée les guette, aller chez le généraliste se faire prescrire anxiolytiques, somnifères ou antidépresseurs, parce que c’est remboursé, alors que leur symptôme, quand il n’est pas trop invalidant, pourrait être soulagé simplement par une psychothérapie. D’autres, dont la dépression, l’angoisse, la culpabilité, ou la peur sont si lourdes qu’ils ne peuvent continuer à vivre qu’en prenant des médicaments, ne bénéficient pas, par ailleurs, d’une aide psychothérapique, qui leur permettrait de parler de ce qui les tourmente, car ils sont trop pauvres. En revanche, en Suède, en Finlande, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suisse, en Autriche, en Espagne, les psychothérapies menées par des psys non-médecins (psychothérapeutes, psychologues, ou psychanalystes) sont remboursées.
Économie ou idéologie ?
En France, nous traînons la patte. Raison officielle invoquée : l’existence d’un trou de la Sécurité sociale si large, que lutter contre toute forme de gaspillage doit être un souci quotidien du gouvernement comme du contribuable. Mais il se pourrait bien que les motifs soient avant tout idéologiques. Depuis le début des années 2000, en France, la question de l’efficacité des psychothérapies est régulièrement mise sur le tapis : un rapport INSERM de 2004 laissait entendre que certaines d’entre elles (les TCC, voir dossier du Cercle Psy n°12) étaient plus efficaces que d’autres dont notamment, bien qu’elle ne soit pas nommée explicitement, la psychanalyse. Aussi s’aperçoit-on que quand on demande à des psys de toutes obédiences (TCCistes, psychanalystes, humanistes…) s’ils sont pour ou contre le remboursement des psychothérapies (voir encadrés), leurs querelles d’école prennent souvent une place très importante.
Or, il y a quelques semaines, un article signé par Anne Dezetter (dont c’était le sujet de thèse), Christian Ben Lakhdar, Xavier Briffault et Viviane Kovess-Masfety, tous spécialistes réputés de psychiatrie et de santé publique, lançait un pavé dans la mare en prenant le parti de se désintéresser totalement des guerres entre écoles, pour se concentrer sur l’efficacité mais aussi l’efficience des psychothérapies en général. L’efficience, c’est tout simplement ici le rapport coût/bénéfice : pour tant d’euros investis dans tel traitement, combien gagne-t-on du point de vue de la santé publique ? Publiés dans le Journal of Mental Health Policy and Economics sous le titre « Costs and Benefits of Improving Access to Psychotherapies for Common Mental Disorders » (coûts et bénéfices de l’accès amélioré aux psychothérapies pour les troubles mentaux de routine), ses résultats ont été relayés par une tribune dans Libération signée par Pierre-Henri Castel. Comme on le ferait pour une enquête sur les prothèses de la hanche ou la chirurgie cardiaque, l’enquête a donc été faite en tenant compte de toutes les conséquences sanitaires, sociales, familiales du poids de la maladie psychique : journées de travail perdues, surconsommations de médicaments, etc. Et les résultats sont étonnants : non seulement les psychothérapies sont très efficaces (ce qu’on savait depuis longtemps), mais elles sont aussi très efficientes (ce dont on prend de plus en plus conscience en Europe et dans le monde). Au point que se refuser à les rembourser renforce les inégalités sociales.
Pour les auteurs de l’étude, si on chiffre le nombre d’années de vie gâchées par une dépression ou un trouble anxieux courant (une phobie sociale, par exemple), la perte de revenus, les complications somatiques, et, en regard, ce que coûte une psychothérapie, les psychothérapies sont « au premier rang des traitements les plus efficaces » loin devant les traitements médicamenteux de routine. Non sans ironie, quand on applique les mêmes ratios à quantité de maladies somatiques et à leur traitement officiel, remboursé, qu’il soit médicamenteux ou chirurgical, on est très loin de l’efficacité comme de l’efficience des psychothérapies ! Mais quelles psychothérapies ? Quelles écoles ? C’est là où les choses se corsent, car en santé publique, les principes d’évaluation des psychothérapies n’ont aucun rapport avec les guerres de chiffres auxquelles se livrent les écoles – et cela depuis de nombreuses années. Elle se pratique en effet en prenant en compte les « facteurs communs » entre les psychothérapies, et pas du tout les « facteurs particuliers » (par exemple les procédés techniques) au moyen desquels chacune de ses écoles se distingue de ses concurrentes. Et de ce point de vue, les différences d’efficacité entre psychothérapies sont extrêmement faibles. C’est le psychologue et mathématicien américain Bruce Wampold qui, depuis les années 1980, a entièrement réformé le champ scientifique de l’évaluation des psychothérapies, et mis en évidence, via de multiples enquêtes, à quel point le « modèle médical » (tel symptôme = tel type spécifique de thérapie), autrefois dominant, menait dans l’impasse.
Quelle formation pour quels psys ?
Concrètement, les techniques particulières (celles caractéristiques des TCC, thérapies humanistes et existentielles, des thérapies psychodynamiques dont la psychanalyse) n’expliquent pas l’efficacité, ni, par conséquent, ne permettent d’évaluer le rapport coût-efficacité des psychothérapies. Ce sont surtout deux facteurs, dits « facteurs communs », car transversaux aux techniques de toutes ces écoles : tout d’abord, l’adhésion du patient à la méthode psychothérapique qu’on lui propose, et ensuite le libre choix de son thérapeute. Pire : tenter d’imposer aux gens une méthode a priori (comme étant « plus efficace en général » pour leur symptôme), ou les forcer à suivre leur thérapie avec un thérapeute imposé, ou qui change selon les circonstances et sans leur accord, est carrément contre-productif.