L’histoire, racontée par l’écrivain Emmanuel Carrère, dans son livre Le Royaume, mérite d’être rappelée. Nous sommes en 2005. Emmanuel Carrère est en proie à une dépression profonde. Il pense sans cesse au suicide. Il demande un rendez-vous à François Roustang. Il lui raconte ses maux de ventre, sa déréliction, son envie de crever. Il supplie le thérapeute de le prendre en cure. Mais celui-ci lui rétorque : « Non », tout ce qui vous préoccupe, c’est de prouver, une fois encore, à quel point vous êtes doué pour mettre en échec vos analystes. Vous devriez passer à autre chose. À quoi ?, lui demande Carrère. « Vous avez parlé du suicide. Il n’a pas bonne presse de nos jours, mais quelquefois c’est une solution. » Un silence épais s’installe. Puis Roustang plante ses yeux dans les siens et lui dit : « Sinon, vous pouvez vivre. » Stupeur d’Emmanuel Carrère qui, non seulement se le tint pour dit, mais trouva dans cette unique séance les germes de ce qui aboutit à une transformation profonde de son écriture. Ce cas est loin d’être isolé. Lorsqu’en novembre, nous avons appris, au Cercle Psy, le décès de François Roustang à 93 ans, j’ai posté, sur Facebook, un statut pour en informer les lecteurs. J’étais loin de me douter qu’en quelques heures je recevrai plusieurs messages d’anciens patients me disant tous sensiblement ceci : « Je ne souhaite pas que mon nom apparaisse publiquement, mais sachez qu’un jour François Roustang m’a sauvé la vie. »
Tout autant aimé et estimé par certains (« c’était avant tout un extraordinaire clinicien, animé d’une passion de guérir et d’une empathie pour ses patients assez unique dans le monde de la psychothérapie et de la psychanalyse ») que détesté par d’autres (« c’est un double défroqué de l’Église et de Lacan, que lui trouvez-vous ? », me dira un analyste à qui j’ai raconté que je préparais cet article – la réponse étant contenue dans la question), François Roustang confiait lui-même, quelques mois avant son décès : « La mort, je ne la crains pas. Je la souhaite, je la désire, je trouve que ça suffit. »
« On ne change pas de peau sans que ça fasse mal »
Né le 23 avril 1923, celui qui fut tant salué pour la vivacité de son esprit racontait pourtant : « Jusqu’à l’âge de douze-treize ans, je pensais que j’étais bête, que j’étais un imbécile. J’étais dernier de classe. C’est une blessure qui ne m’a jamais quittée. Malgré les succès qu’ensuite on peut avoir jamais je n’oublierai ça, que dans le fond, je ne suis pas très malin. » Il a vingt ans quand il entre dans la Compagnie de Jésus. « Les jésuites m’ont appris qu’il y avait beaucoup de choses possibles, si c’était justifié par l’intelligence. […] Nous n’étions pas des moines enfermés dans un cloître. Ce qu’on nous apprenait, c’était la contemplation dans l’action. » De la fin des années 1950 jusqu’en 1967, il dirige la revue jésuite Christus. Comme plusieurs autres jésuites, Michel de Certeau notamment, il s’intéresse à la psychanalyse. Il entre en analyse avec Serge Leclaire, et devient membre de l’École freudienne de Paris (EFP), fondée par Lacan, lequel deviendra son superviseur (c’est-à-dire l’analyste chez qui un analyste va parler des patients avec qui il rencontre certaines difficultés). « Le troisième homme », un article daté de 1966 dans lequel Roustang règle ses comptes avec le concile Vatican II, lui vaut d’être relevé de ses vœux par le pape. Il rompt avec l’Église. Il se marie. Il devient psychanalyste. « La psychanalyse […] a été une explosion de vitalité et de force vive qui a fait exploser toutes les superstructures qui m’avaient soutenu pendant toutes les années précédentes. Ça s’est fait très douloureusement parce qu’on ne change pas de peau sans que ça fasse mal. Mais une fois la mue effectuée, c’est-à-dire en quelques mois peut-être, ma psychanalyse ayant été très courte, je me suis senti libre, tranquille, heureux et prêt à une nouvelle aventure alors que je n’avais aucune garantie sociale. Mais ça ne faisait aucun problème. » Mais une libération peut parfois cacher une nouvelle aliénation…