Françoise Dolto (1908-1988) Le sacre de l'enfant

Françoise Dolto est connue pour avoir défendu « la cause des enfants » auprès du grand public après 1968. En réalité, son histoire fut liée à la diffusion de la psychanalyse en France dès les années 1930.

Cela fait maintenant un peu plus de trente ans que Françoise Dolto est partie « jouer au Scrabble avec Lacan », comme elle l’avait dit en matière de boutade. Au moment de sa disparition, un concert unanime et ému, de François Mitterrand à Georges Marchais, salue la grande dame de la psychanalyse française, l’humaniste, qui savait partager avec tous, surtout avec les parents et les éducateurs, son écoute passionnée du langage de l’enfant. Dix ans plus tard, en 1998, les célébrations dans la grande presse et dans les revues spécialisées sont tout aussi élogieuses, et il semble alors acquis que F. Dolto a révolutionné la façon de penser l’enfant, et par conséquent l’éducation. Quelques années plus tard, des voix discordantes se font entendre. Elles émanent d’un courant de critiques violentes de la psychanalyse en général, de son hégémonie dans le champ de la psychothérapie et de la pédagogie. La méthode Dolto n’échappe pas à ces jugements : « Et si Dolto s’était trompée ? », s’interrogeait le magazine Elle en 2008. La génération Dolto, ces enfants devenus adultes, interroge ses éducateurs, qui ont appliqué aveuglément la bonne parole. Au-delà de ces querelles, il paraît essentiel d’historiciser le personnage, l’œuvre et l’héritage de F. Dolto.

L’illusion biographique

Bien que la matière ne manque pas, l’entreprise s’avère délicate. Ses amis, ses collaborateurs, ses enfants et surtout elle-même ont contribué à construire l’image quasi héroïque d’une femme libre, qui s’est arrachée à son destin bourgeois pour devenir une clinicienne géniale au service de la cause des enfants. À la fin de sa vie, F. Dolto a multiplié les écrits 1 qui participent largement de ce que Pierre Bourdieu a nommé « l’illusion biographique 2 ». Il entendait par là dénoncer l’idée qu’une vie est un ensemble cohérent et orienté, dont l’autobiographie pourrait rendre raison en dégageant une logique à la fois rétrospective et prospective (qui se traduit par des expressions comme « dès mon plus jeune âge… », « dès lors, je devins… », « je me consacrai à… », etc.). Et, à ce petit jeu, il faut bien reconnaître que F. Dolto a été championne. N’ayant sans doute pas lu P. Bourdieu, et en tant que psychanalyste, elle revendiquait d’ailleurs hautement le récit de vie comme un devoir, et déplorait que Jacques Lacan s’y soit soustrait. Celui qu’elle nous propose est donc une narration subjective, qui révèle et occulte tout à la fois, avec ses points aveugles et ses fulgurances. Nous découvrons une petite fille très intelligente, qui observe la névrose familiale, qui comprend pourquoi les enfants sont malades, ont mal au ventre, vomissent, et se désole que les grandes personnes n’y voient goutte. À 7 ans, elle met en mots cette intuition et déclare à sa famille ébahie : « Quand je serai grande, j’aurai un métier, je serai médecin d’éducation. » Lorsque sa sœur aînée meurt d’un cancer (en 1920, Françoise a 12 ans), elle ne tient pas rancune à sa mère, qui lui reproche de n’avoir pas assez prié pour qu’un miracle s’accomplisse et regrette qu’elle ne soit pas morte à la place de cette enfant tendrement chérie. Françoise comprend sa détresse et la soutient, devenant alors, selon ses propres termes, psychanalyste, pour sauver sa mère. Elle nous narre enfin son long combat pour échapper au projet parental : devenir une épouse et une mère qui sait tenir son rang et sa maison. De ses études, elle parle fort peu. Il y a d’abord Mademoiselle, sa préceptrice, puis des séjours pas très assidus dans un cours privé. En fait, elle se considère plutôt comme une autodidacte, ce qui explique peut-être l’image dévalorisée qu’elle diffusera de l’école. Elle devient bachelière à 16 ans, malgré les efforts déployés par sa mère pour l’en empêcher, une bachelière ne pouvant que mal tourner ! En revanche, elle s’étend longuement sur l’une de ses passions : la TSF. Celle qui va devenir célèbre grâce à la radio a fabriqué, à l’âge de 10 ans, un poste à galène et appris le morse, ce qui lui permet d’épater ses frères et toute sa famille lorsqu’elle leur annonce des nouvelles qu’ils ne connaissent pas encore. Enfin, ce n’est qu’à 24 ans, en 1932, qu’elle peut réaliser son rêve : commencer ses études de médecine, en même temps que son frère Philippe, de cinq ans plus jeune qu’elle, qui s’est engagé à la chaperonner. Leurs chemins sont dès lors tout à fait parallèles. Ils vont croiser celui de l’histoire de la psychanalyse française, et, pour Françoise, s’y confondre.