Il existe en psychiatrie toute une tradition du récit de cas rédigé par le médecin et dont on peut trouver une origine lointaine chez Hippocrate 1. Au XIXe siècle, les aliénistes Jules Séglas (sur la mélancolie et en particulier le délire des négations, où le malade peut en venir à penser qu’il lui manque un organe, qu’il n’existe pas, ou bien que l’univers entier n’est qu’une illusion), Claude-François Michéa (sur la nécrophilie) ou Richard von Krafft-Ebing (sur les perversions sexuelles) se livreront à une taxinomie très fine et descriptive des maladies mentales des patients qu’ils sont amenés à voir à l’hôpital.
Il s’agit de décrire et de consigner au plus près et de la façon la plus rigoureuse possible la diversité des symptômes du malade et son anamnèse (sa biographie détaillée). Pourtant, chez ces aliénistes, la rigueur scientifique se double souvent d’une emphase toute littéraire qui n’a rien à envier aux romans naturalistes des frères Goncourt ou décadentistes à la Joris-Karl Huysmans. Au début du siècle dernier, Gaëtan Gatien de Clérambault et sa magnifique Passion érotique des étoffes chez la femme, puis, en 1948, Henri Ey dans ses Études psychiatriques, serviront de modèles pour des générations de cliniciens dans ce qu’on appelle l’écriture d’un « beau cas ». Est-ce le patient qui rend le cas « beau » ? Ou le psy en le rédigeant ? Écrire un beau cas clinique suppose-t-il de devoir lisser la vérité ?
Depuis quelques d’années, des travaux historiques remettent en cause la véracité des récits de cas freudiens – ils auraient été trafiqués 2. Cette polémique en nourrit une autre : celle concernant le crédit que l’opinion publique accorde désormais au médecin et au pouvoir psychiatrique. Ça et là, des voix s’élèvent pour signaler que celui qui en sait le plus sur sa maladie, ça n’est peut-être pas le médecin, mais bien le malade lui-même. Lequel, d’ailleurs, ne veut plus être considéré comme un patient mais comme un « usager ». Dès lors, ne serait-il pas en mesure de témoigner lui-même, par le biais du récit écrit, de ce que peuvent être la souffrance psychique, son cortège de symptômes, les erreurs commises par les soignants ou par l’entourage, les mots ou les gestes qui ont aidé, les traitements qui ont marché, ceux qui ont échoué, mais aussi le processus de guérison ?
Écrire pour reprendre le pouvoir
Assurément, même si elle écrit bien, la Suédoise Arnhild Lauveng n’est pas August Strindberg, géant de la littérature qui témoigna dans Inferno de quelques-unes des crises délirantes qu’il traversa. Toutefois, Demain j’étais folle, récit sur son long cheminement pour vivre avec la schizophrénie et, dit-elle, en guérir, est emblématique d’une mutation de l’écriture du récit de cas : au moment même où il ne se publie que très peu de longs récits de cure ou de psychothérapie, les récits de guérison, écrits à la première personne par le malade, se multiplient. Ici, il ne s’agit plus pour un expert de dire que le malade souffre de ceci ou cela, mais pour le malade de reprendre la parole et donc le pouvoir sur sa maladie, en la racontant et en se racontant.