Heureux et sans histoire

André, âgé de 41 ans, est devenu amnésique il y a une dizaine d'années à la suite d'un traumatisme crânien. Autrefois débordant d'activité, il est aujourd'hui totalement dépendant des autres. Il a conservé toutes ses connaissances sur le monde (dans sa « mémoire sémantique »), ainsi que la façon de s'en servir (dans sa « mémoire procédurale »), mais a perdu tous ses souvenirs et ne retient pas ce qui lui arrive (sa « mémoire épisodique »). Quand il doit réaliser un travail en plusieurs étapes, il refait plusieurs fois la même chose car sa mémoire épisodique ne l'avertit plus que c'est déjà fait. Et quand on lui demande s'il oublie parfois des rendez-vous, il répond non car il oublie qu'il oublie. Il n'est pas conscient de la fidélité de ses amis, car il a oublié leur visite de la semaine dernière...

On pourrait penser que son état le rend malheureux. Au contraire, il se met rarement en colère et est bien moins triste qu'avant son accident. Tout le monde est malheureux de sa situation... sauf lui. Gaëtane Chapelle, psychologue à l'Université catholique de Louvain, a voulu savoir si son amnésie est la cause de ce « bonheur ». Avec deux collègues, elle a longuement interrogé André. Ils lui ont, par exemple, demandé ce que cela lui ferait d'apprendre la mort prochaine d'un ami très cher. En fait, cela ne l'attristerait pas, et il ne voit pas en quoi certains de ses projets pourraient en être modifiés. Ne se souvenant pas des relations positives entretenues avec cet ami, il n'imagine pas la perte affective. Son amnésie le rend donc moins sensible à ses propres malheurs et à ceux des autres. En bref, selon G. Chapelle, « André est heureux, mais seul dans son bonheur. »