L’histoire a-t-elle connu, à l’instar de disciplines connexes, un « tournant global » dans les années 1990-2000 ? L’interrogation mérite précisions. S’agit-il simplement d’indiquer que les horizons géographiques de la discipline se sont élargis, et que l’Afrique, l’Asie, l’Océanie, l’Amérique latine ont retrouvé pleinement droit de cité parmi les lieux légitimes de l’enquête sur le passé ?
Le « global », une question d’« échelle » ?
Si elle se réduisait à ce constat, la formule du « tournant global » ne ferait que dupliquer l’idée – à certains égards discutable – de la montée en puissance des spécialisations académiques. Il est certain, pour ne prendre qu’un exemple, que l’histoire des sociétés africaines, ayant fini par échapper aux préjugés européocentristes qui l’ont si longtemps entravée, ne se situe plus aux marges de la recherche et de l’enseignement universitaires.
La bataille n’est évidemment pas totalement gagnée. Ainsi la proposition d’inclure dans les manuels d’histoire de cinquième un demi-chapitre consacré à l’empire du Monomotapa provoqua-t-elle, à l’automne 2010, une levée de boucliers d’historiens et de pamphlétaires de renom qui s’effrayèrent de ce que l’on ait pu envisager de sacrifier le détail de la geste de Napoléon ou du sacre de Clovis sur l’autel de l’histoire-monde. Hormis quelques apologues du « tout-national », nul ne nie plus, cependant, que l’étude des sociétés extraeuropéennes constitue un secteur à part entière de la discipline historique.
Si le tournant global désigne l’élargissement de l’horizon géographique et linguistique de l’histoire académique, il peut même se targuer, en France, d’un prestigieux pedigree. Dans sa Grammaire des civilisations, achevée en 1963 et destinée à devenir manuel, Fernand Braudel offrait un vertigineux panorama de l’ensemble des mondes constitutifs du monde moderne 1. Quelques années plus tard, Pierre Chaunu tonnait contre l’« oubli de 55 % de l’humanité » dans les grandes fresques de L’Expansion européenne 2. Et en 1990, Denys Lombard signait, avec Le Carrefour javanais, un « Essai d’histoire globale » ravalant l’« occidentalisation » supposée de l’Insulinde au rang d’épiphénomène 3.
Centre de gravité du questionnement historiographique français pendant plusieurs décennies, l’école des Annales n’a d’ailleurs jamais fait montre de la moindre hostilité à l’encontre des « aires culturelles » : dès sa sixième livraison, la revue éponyme, par ailleurs très tournée vers la Russie et les États-Unis, publiait un article d’André Philip traitant des ouvriers de l’Inde britannique. C’est d’ailleurs dans les Annales, et non pas dans une revue de langue anglaise, que la notion d’« histoire connectée » fit, en 2001, sa première grande apparition publique.