Il y a une vie après Freud (et en dehors de Lacan)

Qu’on se le dise : en France, en matière de psychanalyse, il n’y en a pas que pour Freud et Lacan. On trouve des écoles, des séminaires, et des groupes de travail qui se réclament d’influences différentes. Focus sur trois d’entre eux.

Les kleiniens

Finesse. Fulgurance des intuitions cliniques. Observations exhaustives. Melanie Klein (1882-1960) 1 a révolutionné la psychanalyse des enfants et des adultes. Elle a mis au point une technique d’analyse par le jeu et le dessin, conçue comme un équivalent de l’analyse du rêve chez l’adulte. Elle a permis la prise en charge de patients de tous âges que Freud supposait inanalysables (car borderline ou psychotiques). Elle a insisté sur l’existence de fantasmes extrêmement puissants chez le nourrisson. Elle a mis au jour un passage obligé de la croissance de la psyché chez l’enfant : l’identification projective (expulser sur l’autre un contenu mental perturbant, dans le but de le dégrader, mais craindre en retour d’être attaqué par lui), idée qui a eu une fortune extraordinaire, notamment chez Bion. Elle a montré que l’Œdipe était à l’œuvre bien plus précocement que Freud le croyait et que le surmoi ne succédait pas à l’Œdipe, mais le précédait, et ce, sous une forme particulièrement féroce. Son apport à la psychanalyse est immense.

Un soir, enhardie par la préparation de cet article pour le journal que vous tenez entre les mains, je me risquai donc à envoyer à une analyste, connue pour être l’une des grandes représentantes du kleinisme en France, la question suivante, que je pensais tout à fait sensée : « Pourquoi les kleiniens sont-ils moins nombreux en France que les lacaniens ou les freudiens ? » La réponse de Florence Guignard, puisque c’était à elle que s’adressait mon courrier, ne se fit pas attendre. Je faisais fausse route et, si je voulais faire du bon travail, j’avais, me dit-elle, tout intérêt à poser mes questions autrement. « Celles-ci seraient valables si vous écriviez un article sur des sectes religieuses ou sur des partis politiques. ». Au temps pour moi.

Par la grâce de cette réponse, toute kleinienne, je me retrouvai soudain renvoyée à la crainte d’être un mauvais objet. Pour Melanie Klein, en effet « Il y a deux ensembles de peurs, de sentiments et de défenses qui, malgré leur diversité interne et l’intimité du lien qui les unit, à mon sens, peuvent être isolés l’un de l’autre pour plus de clarté théorique. Le premier ensemble de sentiments et de fantasmes est celui des persécutions ; il est caractérisé par la peur que le moi ne soit détruit par les persécuteurs internes. Les défenses contre cette peur consistent essentiellement dans la destruction des persécuteurs par des méthodes violentes ou bien sournoises et déloyales. Le second ensemble de sentiments qui va constituer la position dépressive […] je propose d’employer, pour nommer ces sentiments de tristesse et d’inquiétude à l’égard des objets aimés, cette peur de les perdre et cette attente anxieuse de les retrouver, un mot simple qui vient du langage commun : la nostalgie (« pinning ») de l’objet aimé. Bref : la persécution (par les « mauvais » objets) et les défenses caractéristiques qui s’y opposent d’un côté et la « nostalgie » de l’objet aimé (du « bon » objet) de l’autre, constituent la position dépressive. » Il est rare que ces deux positions, schizo-paranoïde et dépressive, se manifestent sous une forme pure.

Tenons-nous le pour dit : On ne saurait donc opposer kleiniens et freudiens. « On est tous freudiens et certains – en fait tous les analystes dignes de ce nom – y ajoutent l’étude approfondie des auteurs qui ont accompagné puis suivi Freud. Si vous mettez le nez dans un livre de Klein, vous y trouverez Freud cité au moins trois fois par page. » Et Florence Guignard de rappeler qu’en France « certains praticiens utilisent leur formation lacanienne pour déclarer que seuls ceux qui se réclament de Lacan sont les véritables ‘’freudiens’’ – Lacan doit se retourner dans sa tombe s’il entend un tel détournement de son œuvre ! C’est là qu’on verse du côté des sectes, quittant ainsi le débat scientifique. »

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Le problème, souligne Florence Guignard, c’est que « si le nombre fait la force physique, l’avenir du développement de la pensée humaine se trouve bien souvent dans les minorités. Or, en France, aujourd’hui, il est plus facile de se réclamer de Lacan, un auteur francophone, que de Klein – un auteur germanophone, puis anglophone, dont l’influence n’est parvenue en France qu’avec un ou plusieurs temps de retard, avec la Seconde Guerre mondiale pour tout arranger. » Psychanalyste, Ana de Staal est aussi en France, via les éditions d’Ithaque, l’éditrice et la traductrice de plusieurs auteurs kleiniens et postkleiniens que le public français ne connaissait pas jusqu’alors, faute d’avoir accès à une version française de leurs textes. Elle m’explique ma méprise. « Il est difficile d’identifier explicitement/nommément ces courants en France, et, disons, revendiqués explicitement comme courants, donc ayant ses analystes labélisés, ses superviseurs, sa rhétorique, sa boîte à outils spécifique, etc. On peut par exemple trouver des groupes ou des sociétés qui se définissent comme ‘‘lacaniens’’, mais personnellement, je ne connais pas en France des groupes qui s’affirment ‘‘kleiniens’’ ou ‘‘bioniens’’. Autant cela existe en Argentine, en Angleterre, aux États-Unis, voire en Italie, autant en France, il me semble plus délicat de parler en termes d’une formation stricte au kleinisme ou au bionisme. »