Injonction au bonheur : espoir ou poison ? Débat entre Gérard Tixier et Marie Anderson

Être heureux : quand on veut, on peut ! Tel est le discours ambiant, mais de moins en moins audible, dans une France profondément pessimiste. Deux psys débattent pour nous de cette course au bonheur.

Gérard Tixier

Psychiatre, psychanalyste et co-auteur d’Éloge de la déprime, non à la dictature du bonheur (Milan, 2008) et de Les Abus affectifs (Albin Michel, 2016).


Marie Andersen

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Psychologue clinicienne et auteure de L’Art de se gâcher la vie (Marabout, 2015) et de Faire le choix du bonheur (Marabout 2016).


Quelle est votre définition du bonheur ?  

Gérard Tixier : Je ne suis pas obsédé par le bonheur… Je m’évertue autant que possible à ce que mes patients se délivrent de ce qui les atteint, et je pense que c’est déjà énorme ! Le bonheur est un concept qui se décline selon la façon dont on l’appréhende, comme une perception, une aspiration, une illusion, une croyance, une prétention, un droit, une obsession, une peur… On sait qu’il est fragile, évanescent, alors que le malheur a de fortes chances de nous coller à la peau, en plus ou moins funeste compagnon !

Marie Andersen : Si on part de ce principe, oui, le malheur a toutes ses chances… Pour ma part, je ne pense pas qu’il y ait une définition universelle, et ce n’est pas mon problème. C’est une question de sociologue… Ce qui m’importe, moi, c’est de définir, avec la personne qui me consulte, sa propre attente sur le chemin qui est le sien. Mais j’ai tout de même une vision du bonheur qui m’est propre et qui, je crois, convient à beaucoup de gens : un équilibre dynamique qui évolue au fil du temps si l’on sait modifier ou améliorer des conditions de vie oppressantes et notre manière de fonctionner, pour avoir des relations plus agréables. Et si l’on sait aussi changer de mentalité, voir la vie différemment pour mieux profiter de ce que l’on a.

Le bonheur semble la valeur ultime de nos sociétés, comme en témoigne par exemple le succès des ouvrages et romans « feel good ». L’époque fait-elle du déni d’émotions négatives, et si oui, pourquoi ?

GT : C’est une bonne question dans le sens où ce déni aurait pour objectif de promouvoir une image idéale de nous-mêmes, masquant nos failles, nos déboires, notre souffrance, de susciter une éventuelle résilience, d’abolir nos culpabilités. Serait-ce pour nous rendre plus vivants, plus performants, ou nous forcer à entrer dans le moule, à être bien dans notre peau, sans conflit ni malaise ? Et dans quel but ? S’agirait-il d’éradiquer, d’exclure, de bannir, de chasser toutes ces émotions jugées négatives qui nous parasitent et freineraient notre élan vers une espèce de nirvana ? Je crois qu’il existe un vide existentiel, héritage de notre fièvre consommatrice, de nos frustrations plus ou moins conscientes, de nos inquiétudes sociétales très dures à vivre pour certains. Notre angoisse parfois abyssale, qu’elle soit palpable ou ignorée, se traduit par des souffrances qui laissent la porte ouverte à toutes sortes d’approches et de promesses plus ou moins honnêtes. J’encourage ce qui fait du bien, mais attention ! On peut aussi tomber sur des pseudo-gourous : les coachs en tout genre ont des autoroutes devant eux parce qu’on est vraiment démunis face à la grande violence de nos sociétés, masquée par l’illusion du plaisir immédiat et permanent, que l’on confond bien souvent avec le bonheur.