Jacques Derrida (1930-2004) La subversion pour philosophie

Révolutionnaire dans sa manière de concevoir et de traiter la philosophie, Jacques Derrida restera toujours un personnage à part, plus connu aux États-Unis qu’en France.

Il existe plusieurs manières de se rebeller. Par la rupture bien sûr, et on est alors un révolutionnaire. Pas de compromis possible, pas de doute, pas d’entre-deux : « Du passé faisons table rase ! » Mais il est une autre manière, non moins déstabilisante : la subversion. Le travail de sape se fait de l’intérieur, presque l’air de rien. On reprend les codes, les conventions, l’héritage et, par des déplacements, au début imperceptibles, on fait jouer les règles contre elles-mêmes. Le résultat est inédit, non conforme mais ne prend sens que par l’écart et donc par la ressemblance avec ce avec quoi il détonne. Vu ainsi, Jacques Derrida est sans nul doute un philosophe subversif. Sa rébellion, non assumée comme telle, s’installe au cœur même de la tradition philosophique, dans ses minutieuses interprétations des textes classiques où il traque tensions, contradictions, incohérences ou bizarreries. Déstabiliser au cœur même des textes, en s’y installant, en exploitant la moindre niche…

Un philosophe atypique

Derrida semble à bien des égards d’abord un héritier. Vu d’un peu loin, son parcours paraît tout à fait classique : après des classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand, il devient normalien, puis agrégé de philosophie. De 1960 à 1964, il enseigne à la Sorbonne, reçoit en 1972 le prix d’épistémologie moderne Jean-Cavaillès pour son « Introduction » au livre d’Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie (éd. 1962), enseigne ensuite à l’École nationale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm. Il est l’un des fondateurs, en 1983, du Collège international de philosophie, qu’il dirige jusqu’en 1985, et est élu directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 1984… Bref, un philosophe au parcours plutôt académique. Mais il faut quitter cette lecture myope. À y regarder de plus près, des failles apparaissent un peu partout. Son parcours est jalonné d’exclusions et de doutes. Il y a une véritable « énigme Derrida ». Le plus troublant est sans nul doute le contraste entre son incroyable succès international, en premier lieu américain, et une certaine indifférence de la part de son pays d’origine.