Amis de la poésie, bonjour ! Si vous lisez ceci à table, bon appétit ! Nous vous convions à emprunter un petit chemin qui sent la noisette : avec une délicatesse que ne renierait pas Mme de Fontenay, prenons votre intestin par le bout de la lorgnette. À son extrémité, deux sphincters s’aiment d’amour tendre, et travaillent de conserve. Le premier, interne, est là pour que les matières indésirables pour notre organisme tentent une sortie, au moment viscéralement opportun. Le second, externe, module l’activité du premier, sous notre contrôle conscient : c’est grâce à lui que, suivant le contexte, nous décidons de surseoir jusqu’au moment socialement opportun, évalué par notre activité corticale. Nous ne saurions mieux exprimer combien nos antipodes savent collaborer. Dans ce cas, la tête emporte la décision, sauf accident, mais à l’inverse il peut arriver qu’elle fasse du zèle pour faciliter le travail du ventre. Ainsi, lors d’un trajet en voiture, le cerveau peut recevoir des informations contradictoires entre des données visuelles suggérant une immobilité, et des données vestibulaires indiquant un mouvement prononcé. Pour lui, ces sensations signent peut-être une intoxication alimentaire. Dans le doute, il peut provoquer la procédure d’urgence en pareil cas, dont l’efficacité n’est plus à démontrer : le vomissement. Pour éviter cela, si vous avez mal au cœur en voiture, regardez au loin pour envoyer à votre cerveau des informations concordantes sur la trajectoire que vous suivez… De même, un stress important, s’il est inattendu, peut provoquer des nausées, voire un vomissement : là encore, il s’agit d’une procédure d’urgence mise en œuvre par la libération anormalement prononcée d’une hormone du stress, la corticolibérine (ou CRH) produite par le cerveau comme par l’intestin, et signalant peut-être un danger imminent. Ainsi le vomissement permet-il aussi bien d’échapper à une intoxication alimentaire possible ou avérée, que de monopoliser notre énergie pour une situation peut-être plus urgente et décisive que la longue et coûteuse activité digestive.
Ben, mon côlon !
Le stress, parlons-en ! Il s’impose comme un toxique de choix pour tout l’organisme. Car entre autres forfaits, non content de gripper la machinerie cardiaque, de saboter nos prouesses sexuelles, il compromet notre digestion, donc la façon même dont nous puisons de l’énergie à partir des aliments. En temps normal, le cerveau est moins irrigué pendant la digestion, le sang se voyant partiellement redirigé vers notre appareil digestif. En conséquence, nous nous sentons moins alertes, plus indolents. Mais un stress prononcé produit un effet de vases communicants par lequel le cerveau, via les fibres nerveuses sympathiques*, rééquilibre en sa faveur l’irrigation sanguine requise par la digestion. Ponctuellement, une telle redistribution des cartes est sans conséquence. Dans le cas d’un stress prolongé, toutefois, l’intestin se fragilise. Peuvent s’ensuivre des coliques, un manque d’appétit, et leurs corollaires, des troubles de l’humeur et de la fatigue prononcée.
Inversement, bien sûr, le lien cerveau/intestin est source de plaisirs. Notre salive seule produit déjà de l’opiorphine, un antidouleur plus puissant que la morphine, en quantité infime certes, mais très efficace pour protéger les terminaisons nerveuses hypersensibles de notre bouche. À se demander si se jeter goulûment sur la nourriture lorsque le stress menace n’aurait pas pour effet de stimuler la production d’opiorphine, et donc de produire un antidépresseur naturel. Peut-être que ce qui nous plaît à la perspective d’un bon repas, c’est autant la qualité présumée des mets et leur apport en énergie que le petit shoot salivaire préalable : se lécher les babines, après tout, c’est déjà apprécier. De même, chez les fumeurs, la fumée de cigarette et les repas activent certaines zones cérébrales identiques : fumer se révèle alors aussi agréable que manger, ce qui s’accompagne d’une augmentation du suc gastrique et d’un relâchement du sphincter de l’œsophage.
Alors, la tête et le ventre, un couple mal assorti ? Voire ! L’intestin est l’organe sensoriel le plus étendu du corps (voir encadré), et contient même entre 100 et 200 millions de neurones contribuant à réguler les fonctions digestives, d’où son surnom fréquent de deuxième cerveau. « Notre intestin et notre cerveau ont des liens extrêmement étroits, explique Michel Neunlist, directeur de recherche de l’unité Inserm U913 « neuropathies du système nerveux entérique et pathologies digestives » au CHU de Nantes. Du point de vue de l’évolution, deux fonctions majeures doivent être prises en compte pour assurer la survie des espèces. D’une part, la recherche d’absorption de nutriments dans l’environnement. D’autre part, l’adaptation à cet environnement : savoir comment franchir un cours d’eau, par exemple, mais aussi comment absorber de nouveaux types de nourriture au fil des saisons. Ces fonctions sont assurées à la fois par l’intestin et le cerveau. Ces deux organes, très connectés, ont évolué de manière parallèle. Dans de très nombreuses espèces, des batraciens aux chimpanzés en passant par l’humain, l’intestin se trouve directement connecté, par des structures nerveuses ou par la circulation sanguine, au système cérébral limbique, notamment l’hippocampe qui régule les processus de mémorisation permettant de retrouver la nourriture, ou encore l’amygdale qui contrôle tous les processus d’anxiété, de peur, de fuite. »