L'âge d'or de Narcisse ? Entretien avec Jean Cottraux

Les réseaux sociaux n’ont pas inventé le narcissisme. Néanmoins, ils en révéleraient ses formes les plus excessives…

> Jean Cottraux

Psychiatre pionnier des thérapies cognitives et comportementales mais aussi de la psychologie positive dans l’Hexagone, Jean Cottraux est l’auteur de Tous narcissiques (Odile Jacob, 2017).


Dans le langage courant, le narcissisme fait référence à un amour immodéré de soi-même. Or, vous rappelez que ça n’est pas forcément le cas.

Nous avons tous besoin d’un minimum d’estime de soi et d’amour de soi pour avancer dans la vie et accomplir quelque chose : le narcissisme est une dimension de la personnalité. Les études épidémiologiques montrent qu’il existe trois grands types de personnalité narcissique :

- Les narcissiques malveillants, ou prédateurs, qu’on appelle les pervers narcissiques, assez bien décrits par Paul-Claude Racamier 1. Ils présentent un manque d’empathie, manipulent les autres sans aucune culpabilité, et estiment que c’est très bien comme ça. Ils sont très proches des psychopathes.

- D’autres se caractérisent par un narcissisme instable : ils souffrent de l’alternance entre des périodes d’idéalisation de ce qu’ils font, et de dépression où ils sont alors anxieux, soucieux. Ce sont eux qui viennent consulter.

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- Certaines personnes se caractérisent enfin par un narcissisme à haut fonctionnement, qui rejoint la normalité. Ambitieuses, séductrices, charismatiques, elles ont trouvé un équilibre entre ce qu’elles apportent aux autres et l’admiration qu’elles exigent. Ce sont les grands dirigeants, les grands artistes, les grands politiques : les narcissiques célèbres…

On parle énormément des pervers narcissiques. Ils existent, mais sont-ils si fréquents ?

Les chiffres sont extrêmement fluctuants. Selon une étude réalisée à Oslo, la prévalence des personnalités narcissiques tous types confondus serait de 0,8 %, alors que dans une autre publiée aux États-Unis, elle serait de 6 %. On observe une corrélation inverse avec l’âge, avec trois fois plus de personnalités narcissiques dans la tranche d’âge des 20 ans que dans les plus de 65 ans. La société serait une fabrique de personnalités narcissiques ! Le terme de « pervers » me semble en tout cas peu adapté. Dans le DSM, on parle plutôt de narcissiques malveillants : le manque d’empathie est central, associé au comportement prédateur. J’ai connu Paul-Claude Racamier, un très grand enseignant et un très bon psychanalyste qui avait des vues très avancées pour son temps, connaissant parfaitement la littérature anglo-saxonne et la psychologie du Moi. Il avait assez bien vu les aspects politiques en décrivant par exemple Mussolini avec le menton levé… Mais je trouve qu’on parle beaucoup trop des pervers narcissiques. On divorce aujourd’hui parce qu’on était marié à un pervers narcissique, comme autrefois on divorçait pour cruauté mentale ! Les avocats sont saturés par ce terme. Il devient un argument de salon ou de discussion qui ne tient pas beaucoup. C’est pour ça que j’ai fait mon livre, pour mettre les choses au point dans le magma actuel.