Les amitiés légendaires peuplent nos imaginations : Achille et Patrocle, David et Jonathan, Montaigne et Étienne de La Boétie. L’amitié antique et médiévale se célèbre à la vie à la mort. Ce qui frappe dans l’histoire de l’Occident est l’hégémonie masculine des grandes histoires d’amitié relayée par la pensée philosophique. Dans l’Antiquité comme au Moyen Âge, l’amitié entre hommes, au cœur de la cité comme du lien féodal, est un sentiment plus important que l’amour jusqu’à l’invention de celui que l’on dit « courtois ». Censée être librement consentie, elle fait souvent l’objet d’un pacte, d’une déclaration. L’affectif rejoint l’effectif : les preuves d’amitié ne manquent pas, des services rendus aux risques pris au combat
Reprenons l’Iliade et la Bible, La Chanson de Roland et les Essais de Montaigne où les amitiés prennent vie et passionnent la vie. Achille se met à pleurer la mort de son ami Patrocle dans des hurlements terrifiants avec son énergie douloureuse de héros déchirant ses vêtements et s’arrachant les cheveux. Jonathan déclare son amitié dans un style fleuri et David parle d’un « amour merveilleux, supérieur à celui que l’on peut porter à une femme ». Les chevaliers du Moyen Âge s’embrassent à pleine bouche avant de partir au combat où ils prennent des risques considérables pour sauver l’ami en position difficile. Les Essais de Montaigne sont littéralement hantés par le spectre de La Boétie, l’ami parfait qui est aussi un combattant aventureux de la liberté de penser (encadré ci-dessous).
De la philia à la philanthropie
Grande est la pudeur d’Homère sur les liens entre Achille et Patrocle. Depuis Platon, une vieille controverse non encore réglée porte sur le fait de savoir si l’érotisme a sa part dans leurs rapports. Rien dans l’Iliade ne permet de trancher sur la nature de cet amour, Éros d’amitié ou Éros sexuel. Leurs liens sont serrés et intenses sous la tente comme au cœur de la bataille. La question de la différence entre amour et amitié semble anachronique. Faut-il toujours mettre un nom sur les énigmes ? Sous le soleil noir de la mort des jeunes héros, la beauté d’Achille et de Patrocle irradie et leur amitié aura été cette ombre douce qui les protégea un temps. Le deuil d’Achille est violent, l’ami est si inconsolable que c’est au-devant de la mort qu’il va.
Pour les Grecs, l’amitié est plus étendue et plus multiforme que l’amour : ce pouvait être une amitié intellectuelle ou une amitié érotique, ils ne concevaient pas l’amitié sans épithète. L’amitié se vit dans la proximité et ne se vit pas à distance : il paraît impossible de vivre sans ami même si l’on ne peut pas avoir trop d’amis. C’est la condition du bonheur humain : il permet d’échapper à la solitude et de trouver du réconfort. Le plaisir d’exister est multiplié par son partage. L’amitié selon Aristote réclame du temps pour s’épanouir et une vie partagée : il faut que les amis aient pu consommer ensemble plusieurs boisseaux de sel (c’est-à-dire une mesure de sel qui correspond à plusieurs mois de consommation).
Plus encore pour Aristote, la philia est cette réserve de chaleur humaine, de lien affectif qui surpasse la simple et froide justice et crée le ciment de la cité. L’élan de la philia donne naissance aux banquets, aux fêtes, au plaisir d’être ensemble comme au courage devant les épreuves à surmonter. Le caractère exubérant et expansif de l’amitié, sa surabondance augmente la joie de se sentir vivant. Comme l’analysait l’historien Jean-Pierre Vernant, il existe en grec une sentence, un dicton qui exprime un consensus : « Entre amis, tout est commun. » Pour que la cité puisse exister, il faut que ses membres soient unis par la philia, qui les rend semblables et égaux. Mais cette communauté des égaux implique toujours une compétition pour le mérite et pour la gloire : pas de philia sans rivalité. Le point de vue aristocratique est toujours présent dans la démocratie.