En 1969, Gilles Deleuze le philosophe rencontre Félix Guattari le psychanalyste. Trois ans plus tard, ils publient L'Anti-œdipe 1, un livre étrange écrit à quatre mains. Premier fruit d'une collaboration atypique, L'Anti-OEdipe est un ovni dans le ciel philosophique. Par son style déjà : grossier, diront certains, en tout cas ébouriffant et bien loin du lourd esprit de sérieux qui pèse sur la production philosophique universitaire. « Ça chie, ça baise », lit-on dès la troisième ligne. Par ses idées surtout : L'Anti-œdipe constitue une manière révolutionnaire de penser le désir. Ah ! Cela sent mai 1968, rétorquera-t-on. Sans nul doute. Et même l'échec de mai 68 : porté par le souffle de cette folle équipée et par une soif inextinguible de liberté, L'Anti-œdipe cherche aussi à comprendre ce qui n'a pas marché...
Première erreur trop souvent commise : penser le désir sur le mode du manque. Pourtant, telle semble la lancinante leçon assenée de toutes parts : nous désirons ce que nous n'avons pas. Déjà Platon dans Le Banquet relatait le mythe d'Eros. Fils de Poros (en grec, « expédient ») et de Penia (« manque », « pauvreté »), Eros est toujours dans l'indigence mais, rusé (il est bien le fils de son père), il guette les choses belles et bonnes qu'il traque sans cesse. Jacques Lacan que L'Anti-OEdipe tient en ligne de mire pense également le désir sur le mode du manque mais aussi de l'interdit.
Or, pour G. Deleuze et F. Guattari, « ce n'est pas le désir qui s'étaie sur les besoins, c'est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir : ils sont contre-produits dans le réel que le désir produit 2 ». Ce faisant, ils reprennent l'enseignement de Baruch Spinoza qui lui aussi refusait cette conception négative du désir : nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne mais c'est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne.
Désir n'est pas plaisir
Le désir ne manque pas d'objet, il est sans objet, il ne vise que sa propre prolongation. C'est cela l'immanence du désir. Comme G. Deleuze l'expliquera plus tard dans Dialogues (avec Claire Parnet, 1977), il ne faut pas penser le désir comme un pont entre un sujet et un objet : « Le désir n'est donc pas intérieur à un sujet, pas plus qu'il ne tend vers un objet : il est strictement immanent à un plan auquel il ne préexiste pas, à un plan qu'il faut construire, où des particules s'émettent, des flux se conjuguent. Il n'y a désir que pour autant qu'il y a déploiement d'un tel champ, propagation de tels flux, émission de telles particules 3. » Plutôt que de parler simplement de désir, G. Deleuze et F. Guattari préfèrent donc parler de « machine désirante », car c'est dire ainsi que le désir est productif.