L’un des paradoxes du Moyen-Orient tient à la place tenue par l’outil militaire et ses acteurs : alors que les conflits qui émaillent la région sont en majorité de faible intensité, les principaux États de la région se sont dotés d’armées très puissantes en hommes et en matériel. Jusque dans les années 1990-2000, la plupart des chefs d’État étaient eux-mêmes d’anciens officiers ou revêtaient régulièrement l’uniforme sur les photos officielles. Ces différents éléments soulignent la particularité du phénomène militaire dans cette région : l’armée est à la fois actrice et lieu de transformations profondes.
Des janissaires ottomans à l’armée moderne
Pour comprendre cette situation, remontons à la période ottomane. À la fin du 18e siècle, l’Empire ottoman est de plus en plus menacé par les Européens. En 1770, les troupes russes lui infligent une lourde défaite et parviennent aux portes de la capitale. Quelques années plus tard, Napoléon envahit deux de ses provinces, l’Égypte puis la Palestine. Ces incursions soulignent les faiblesses d’un Empire jusque-là craint de tous, et poussent les élites ottomanes à réfléchir aux remèdes possibles. La réponse est claire : l’Empire doit adopter les techniques de combat européennes. Dans la première décennie du 19e siècle, l’institution militaire est donc profondément transformée. Les anciennes troupes, les janissaires, sont exterminées.
On leur substitue de nouveaux corps professionnels entraînés par des officiers européens et disposant de matériel moderne. Cette modernisation entraîne une série de mutations. Pour payer les soldats, il faut des ressources régulières. Le système des fermes fiscales (une personne verse une somme à l’État, en contrepartie de quoi elle est autorisée à lever et encaisser elle-même des taxes) est remplacé par des collectes permanentes. D’autre part, pour former et encadrer les nouvelles troupes, l’Empire fait appel à des experts étrangers, choisis selon leur domaine de compétence : la marine dirigée par un Britannique, l’infanterie par un Allemand, la gendarmerie par un Belge, etc. Enfin, la formation des militaires passe aussi par la mise en place d’écoles modernes où l’on enseigne mathématiques et sciences physiques, ce qui concurrence l’école coranique et, au-delà, l’ordre traditionnel. Aussi, loin de se limiter au domaine militaire, la réforme de l’armée bouleverse en profondeur l’ordre politique, économique et symbolique de l’Empire.
Cette évolution fait de l’officier un acteur de premier plan dans la transformation sociale et dans l’avènement de la modernité technique et politique. On le voit pour la première fois en 1908 : cette année-là, les chefs militaires ottomans de la IIIe armée de Macédoine ordonnent au sultan Abdülhamid II de rétablir une constitution au sein de l’Empire. Après la destitution d’Abdülhamid II en 1909, le nouveau régime, un temps parlementaire, puis dirigé par des militaires, fait de l’armée le creuset de l’Empire : habitants de Mossoul, de Syrie, de Turquie se rencontrent sur les bancs de l’académie militaire, à Istanbul. C’est là qu’ils assistent aux événements politiques qui s’y déroulent et qu’ils se politisent. C’est aussi le premier temps d’un gouvernement par des militaires, pour la plupart jeunes, qui remettent en cause leurs aînés… Le début des années 1910 constitue donc un moment central dans l’avènement politique des militaires.