L'Erreur de Descartes, 1994 Antonio Damasio

A première vue, un tel ouvrage, traitant des émotions, de la conscience, du rapport au monde, fleure bon son philosophe. Pourtant, Antonio Damasio, l’auteur de L’Erreur de Descartes, enseigne à l’Institut d’études biologiques de La Jolla, en Californie, et dirige le département de neurologie de l’université de l’Iowa. Son propos fait précisément voler en éclats la dichotomie sciences humaines/sciences dures. Le livre s’ouvre sur la description de deux patients séparés de plus d’un siècle : Phineas Gage, qui a survécu alors qu’une barre à mine lui a transpercé le crâne dans une explosion ; ensuite Elliot, opéré d’une tumeur cérébrale. Souffrant tous deux d’une lésion dans une zone précise de l’avant du cerveau, le cortex préfrontal ventromédian, ils ont conservé une intelligence normale, mais en perdant la capacité d’éprouver des émotions. En se basant sur leur seul raisonnement, ils sont devenus incapables de décisions judicieuses ou de tirer la leçon de leurs erreurs. Au fil des années, Damasio déniche une douzaine d’autres cas cliniques présentant la même lésion, réfléchissant sans ressentir et handicapés au quotidien, tel cet homme ne pouvant décider seul du prochain rendez-vous avec son médecin, tant il n’en finit pas de peser rationnellement le pour et le contre. A partir de ces exemples, Damasio formule son hypothèse des aides à la décision qu’il nomme les « marqueurs somatiques » : corps conserve des traces permanentes de ce que nous vivons, et les réactive suivant le contexte, pour aider à éliminer les choix pouvant, sur la foi de l’expérience, s’avérer préjudiciables. Ce processus automatique peut se réaliser à notre insu (quand nous décidons sans trop savoir pourquoi, sur la base de l’intuition), ou engendrer des sensations qui attireront notre attention (l’émotion proprement dite). Les états du corps engendrent donc l’émotion, qui participe à la rapidité et la pertinence du raisonnement. Des observations par imagerie cérébrale, de même que les résultats de tests neuropsychologiques proposés aux patients « frontaux », vont dans le sens de cette hypothèse. Tout semble confirmer que Descartes s’est trompé, en distinguant strictement corps et pensée, et en prônant une réflexion préservée de toute référence aux émotions . Les rouages primaires de l’organisme paraissent bel et bien liés à nos plus hautes facultés intellectuelles. Le livre renoue à sa manière avec des idées défendues un siècle plus tôt par William James (l’émotion résulte d’une réaction corporelle, et non l’inverse), avant que le thème soit frappé d’interdit par le béhaviorisme, qui considérait que l’émotion ne pouvait constituer un objet d’observation et d’expérimentation. Certes, Damasio n’est pas le premier de nos contemporains à braver l’interdit pour s’intéresser aux rapports de la conscience et des émotions avec le cerveau. Le neurobiologiste Jean-Didier Vincent et le philosophe Daniel Dennett, pour ne citer qu’eux, avaient risqué le grand écart. Mais en articulant vignettes cliniques, mise à l’épreuve d’une hypothèse inédite et vulgarisation, L’Erreur de Descartes connaît un retentissement tel qu’il est toujours cité comme ouvrage de référence en neuropsychologie, discipline mettant en relation fonctionnement cérébral et comportement humain. A défaut de la déclencher, l’ouvrage de Damasio accélère la réhabilitation de l’émotion, dorénavant étudiée sous toutes les coutures.