Un lieu commun fort répandu voudrait que l’État contemporain ne puisse plus maîtriser grand-chose de ce qui se passe sur son territoire, attaqué qu’il serait dans ses prérogatives à la fois par le haut et par le bas. Les entreprises multinationales organiseraient à leur seul profit la mondialisation. Désormais, les États seraient en concurrence pour recevoir leurs investissements, seuls garants de leur prospérité. À cause de l’augmentation de la dette publique, la finance et les agences de notation (Standard’s and Poors, Moody’s, etc.) se seraient arrogé le privilège de juger sans appel possible de la qualité de la politique des plus grands États. Le développement d’un droit international dans tous les domaines de l’action étatique l’enserrerait dans des limites de plus en plus précises et contraignantes. La mondialisation culturelle – avec le rôle qu’y jouent les grands acteurs privés d’internet – rendrait désormais les États incapables de maîtriser les informations, voire les valeurs diffusées, auprès des populations habitant sur leur territoire. Des acteurs comme les villes ou les régions mèneraient de plus leur propre politique à l’échelle régionale et mondiale en fonction de leurs intérêts propres. Enfin, la mobilité des hommes, les migrations, dépasseraient de loin les capacités de contrôle des États, même les plus autoritaires. L’étude des politiques publiques rendrait compte de cette perte d’importance des gouvernements dans la fourniture de biens publics à travers le thème d’une gouvernance diffuse et décentralisée faisant intervenir une multiplicité d’acteurs, privés ou publics, dans la résolution – ou non – des problèmes. Ces constats, pour fondés qu’ils soient, ne doivent cependant pas faire illusion : les États, ces organisations qui revendiquent avec succès, comme aurait dit Max Weber au début du 20e siècle, le monopole de la violence physique légitime sur un territoire, restent au fondement de l’ordre – ou du désordre si l’on veut – que connaît l’humanité actuelle.
En effet, c’est bel et bien l’action des États ou des accords entre États qui autorisent tous les processus de la mondialisation tels qu’ils viennent d’être décrits succinctement. Loin de s’appuyer sur la seule « société civile mondiale » (entreprises multinationales, ONG, réseaux informels de toute nature), le droit international dans ses aspects les plus décisifs reste fondé par des accords entre États, tout comme le sont les organisations internationales, qu’elles soient mondiales (ONU, FMI, Banque mondiale, OMC, etc.) ou régionales (Union européenne, ASEAN, Mercosur, etc.). Le récent accord de Paris (novembre 2015) lors de la COP21 entre plus de 180 États, destiné à lutter contre le réchauffement climatique, constitue une illustration de cette prééminence maintenue des États en matière de choix engageant en l’occurrence l’avenir même de l’humanité. De même, les récentes actions de l’OCDE en matière de lutte contre les paradis fiscaux et plus généralement contre l’optimisation et l’évasion fiscales pratiquée par les multinationales et les riches particuliers montrent s’il en était besoin que ce sont bien les grands États qui ont, ne serait-ce qu’implicitement, autorisé au départ ces arrangements favorables à certains intérêts. Plus généralement, comme l’ensemble de ce qui constitue la mondialisation se trouve in fine en cas de difficultés soumis à un régime juridique de règlement des controverses, il faut toujours qu’il existe un État, avec ses juges et sa contrainte physique éventuelle, pour le rendre effectif. Ainsi, comme l’ont montré les révélations des Panama Papers, il n’y aurait guère eu d’activité de contournement de la fiscalité des États s’il n’y avait pas eu d’autres États, en l’occurrence le Panama, qui autorisent l’activité sur leur son sol de firmes spécialisées à cet effet, en l’occurrence un cabinet d’avocat. De manière semblable, c’est l’existence même de l’État britannique, avec son droit, ses juges, ses tribunaux, qui constitue la garantie ultime d’une bonne part des flux financiers occultes de la planète qui transitent par les paradis fiscaux liés à la Couronne et dont la gestion au jour le jour est assurée par la City de Londres.