Le référendum britannique du 23 juin 2016, avec la victoire des partisans du retrait (« Brexit ») du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) avec 51,9 % de voix dans un contexte de participation élevé (72,2 %), constitue d’évidence un point de rupture dans l’histoire de l’intégration européenne. Pour la première fois, un pays décide démocratiquement de quitter l’UE. Ce choix inédit n’est cependant pas le seul événement récent qui remette en question le récit d’une « union toujours plus étroite » entre Européens. La gestion de la zone Euro après 2010 apparaît ainsi à bien des économistes comme ayant plus relancé la crise économique qu’elle ne l’aurait résolue. Celle de la crise des réfugiés, ouverte en 2015, ne peut que décevoir tous ceux qui voyaient l’UE comme un défenseur des droits de l’Homme. La crise ukrainienne ouverte en 2014, qui oppose l’UE à la Russie, est certes maîtrisée, mais pour combien de temps ? Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne depuis 2014, a utilisé en janvier 2016 le terme de « polycrise » pour désigner la multiplicité des défis à affronter simultanément 1. L’hypothèse de l’échec de l’intégration européenne, telle qu’elle fut conçue dans les années 1950 et relancée dans les années 1980 sous la forme d’un « Grand Marché », devient un objet légitime de discussion.
En effet, toute la science politique de l’intégration européenne, telle qu’elle s’est constituée dans les universités nord-américaines et ouest-européennes dès les années 1950, vise au contraire à en décrire, au mieux, les réussites et, au pire, les délais, les lenteurs, les différentiations sectorielles, mais jamais son échec global ou sa dislocation. Aucun auteur canonique dans ce champ spécialisé des sciences sociales n’ose alors pronostiquer une telle tragédie. Personne ne se risque à s’inspirer dans sa conceptualisation du cas des constructions impériales ou plurinationales qui se sont écroulées au cours du 20e siècle – comme l’Empire russe, l’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie à la suite de la Première Guerre mondiale, ou l’Union soviétique (URSS), la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie à la fin de la Guerre Froide. Dans les années 1990-2000, parler d’« EURSS » pour souhaiter à l’UE la même fin qu’à l’URSS demeure un cliché réservé à ses opposants les plus résolus. Une telle comparaison ne saurait en effet exister dans le monde académique qui l’étudie. Au contraire, les spécialistes de l’intégration européenne, quand ils s’aventurent à comparer les intégrations régionales dans le monde d’après 1945, soulignent la réussite européenne, puisque l’UE semble bien plus avancée dans le partage de la souveraineté entre ses États membres et plus démocratique dans son fonctionnement que ses équivalents sur d’autres continents.
Les crises des années 2010 changent la donne. Ce sont d’abord les dirigeants européens qui utilisent de plus en plus dans leur propre rhétorique l’hypothèse de l’échec pour défendre leurs choix politiques. Ainsi, pour justifier après 2010 devant l’opinion allemande l’aide à la Grèce, et plus généralement aux pays d’Europe du sud en difficulté, la chancelière Angela Merkel répétera à plusieurs reprises que « Si l’Euro échoue, l’Europe échoue ». De même, Jean-Claude Juncker, en devenant président de la Commission européenne en 2014, la présentera comme « la Commission de la dernière chance ». Ces dirigeants rejoignent ainsi les discours apocalyptiques des opposants à l’intégration européenne – les eurosceptiques en langage journalistique – qui se réjouissent par avance de la fin de l’UE – ou tout au moins de cette Europe-là. Il n’est pas impossible qu’à l’avenir, pour se faire un nom, théoriser la désintégration européenne – à la manière d’une Hélène Carrère d’Encausse dans les années 1970 pour l’URSS 2 – ne devienne un passage indispensable.
Une polycrise pourtant si prévisible
Ce discours est d’autant plus en phase avec l’opinion publique qu’aucun des problèmes auxquels l’UE était déjà confrontée à la fin des années 1990 n’a été résolu. Au contraire, tous les problèmes se sont aggravés. Les crises, qui composent la polycrise contemporaine, étaient en effet déjà bien cernées alors. Les atermoiements et le « muddling through » (la politique des demi-mesures), qui ont dominé les politiques européennes depuis 2008, n’ont ensuite fait qu’empirer les choses. Ainsi, l’incomplétude de la « monnaie unique » était pourtant évidente pour de nombreux économistes dès sa création : comment a-t-on pu imaginer créer une telle monnaie sans l’appuyer sur un substantiel budget commun pour parer aux chocs asymétriques entre pays ? Comment a-t-on pu oublier aussi qu’une monnaie unique sur un territoire tend à encourager la concentration spatiale des activités les plus productives ? De même, la tendance du « marché unique » à renforcer des mécanismes de dumping social et fiscal à l’œuvre dans un contexte de croissance faible était évidente depuis les années 1990. Le « grand élargissement » de 2004-2007 aux ex-Pays de l’Est, à Malte et à Chypre, ne fit que les renforcer. Et l’on s’étonnera ensuite que, pour beaucoup d’Européens, l’UE ne paraisse guère se différencier de la mondialisation dans ses effets les plus délétères pour le monde du travail. « Le plombier polonais » qui a animé la campagne référendaire française de 2005 est devenu le « travailleur détaché » de 2016. De même, l’inanité des différents Règlement de Dublin des années 1990-2010 sur l’accueil des réfugiés était déjà sous les yeux de tous : comment croire que les pays méditerranéens prendraient en charge toutes les demandes d’asile liées aux filières d’immigration clandestine ? La relation impossible avec la Turquie était aussi déjà une évidence : comment vouloir intégrer à l’UE un pays « musulman » de 80 millions d’habitants en dépit de l’opposition farouche de plusieurs opinions publiques nationales ? Et, inversement, comment se passer d’un allié stratégique, commercial, industriel auquel il a été tant promis depuis si longtemps ? La vacuité de la défense européenne – presque totalement assurée par l’OTAN sous l’égide nord-américaine – était connue de longue date : fallait-il alors soutenir en 2014 une révolution ukrainienne (« Maïdan ») aux tonalités antirusses, pour s’apercevoir ensuite que la Fédération de Russie, désormais réarmée, n’hésitait pas à intervenir dans son « étranger proche » ? Et ce alors même que les évènements de l’été 2008 en Géorgie avaient déjà démontré la volonté de Moscou de ne plus céder de terrain à l’Occident ? Et aussi comment ne pas voir que la « stratégie de Lisbonne », pourtant destinée à permettre à l’UE de rattraper son retard de compétitivité sur les États-Unis dans les technologies de pointe, n’encourageait guère la convergence entre États membres ? En outre, comment ne pas voir que toutes les réformes institutionnelles des années 1990-2000 n’avaient guère diminué le « déficit démocratique » de l’UE ? On pourrait égrener à l’envi toutes les faiblesses de l’UE déjà bien visibles au tournant du millénaire. On y ajoutera un élément vraiment inédit depuis les années 1950 : le gouvernement d’un État, l’Allemagne, première puissance économique du continent, semble dominer le jeu pour le meilleur et pour le pire. La parité franco-allemande qui avait marqué l’histoire européenne depuis les années 1960 – avec les « couples » De Gaulle/Adenauer, VGE/Schmidt, Mitterrand/Kohl – s’est transformée dans les années 2010 en domination d’Angela Merkel, provoquant un retour de la germanophobie dans certains pays européens.