Sciences Humaines : Vous contestez, dans votre dernier ouvrage La Complication, la thèse du primat de l'idéolologie comme explication centrale de l'adhésion au communisme. Vous privilégiez au contraire une analyse centrée sur la pratique socio-politique ?
Claude Lefort : D'abord, je fais toute sa part à la croyance, mais le problème est de savoir ce qu'on appelle la croyance à la révolution, dans le communisme, et si on peut prendre à la lettre ce que les gens disent croire. C'est une première remarque. On retombe dans une explication psychologique vulgaire si on dit que, pour connaître le désir des gens, il faut leur demander ce qu'ils désirent. En l'occurrence, comme le discours officiel des dirigeants communistes et de beaucoup de militants était celui du socialisme, d'une création d'une société égalitaire, si on s'arrête à ce discours, on ne va pas très loin. Ça n'est pas que je veuille déplacer l'accent de la croyance à la pratique si je dis que, d'une certaine manière, on ne peut rien savoir de la croyance si on ne voit pas aussi comment elle s'ancre dans une pratique sociale.
C'est en ce sens-là que je conteste une analyse en termes purement et simplement subjectivistes, au sens où, pour comprendre l'origine communiste ou la politique des partis, il faudrait remonter à l'intention des dirigeants. Je cherche à relier, comme me semble-t-il tout phénomène social et politique l'exige, les faits politiques (mode d'exercice de l'autorité, nature et origine de l'autorité), les faits proprement sociaux (nouveaux types de discriminations sociales, de différenciation de la société, nouvelles hiérarchies...), faits juridiques (dans toute société, les rapports et les conduites sont en partie régis par les lois), faits moraux et psychiques.
SH : Dans ce cadre, vous vous en prenez aux thèses de Martin Malia et de François Furet, mais également aux analystes classiques du totalitarisme, comme Hannah Arendt ou Raymond Aron.
C.L. : Je crois que la relation que j'entretiens avec Furet et Malia d'un côté, et de l'autre avec Aron ou Arendt, est quand même très différente. Je suis beaucoup plus proche de l'analyse de Hannah Arendt que de toute autre ; je pense comme elle qu'il faut caractériser le régime communiste comme un régime totalitaire. Simplement, son interprétation semble situer le communisme dans le cadre d'une évolution de la société moderne, qui donne à la théorie d'une histoire de l'humanité, du progrès, de la science, une fonction déterminante. Elle semble considérer, pour une large part, que c'est l'idée d'une loi de l'histoire, interprétée par elle comme une loi de mouvement, qui commanderait cette espèce d'emportement du communisme dans l'édification d'un monde nouveau dans la terreur.
SH : Comme le dit Hannah Arendt, une loi de l'histoire qui finit par dépasser les acteurs de la révolution bolchevique eux-mêmes...
C.L. : Voilà, absolument. C'est sur ce point que je me distancie avec elle, parce que je pense que c'est en quelque sorte à la fois une explication beaucoup trop large, parce qu'on peut mettre au compte de la philosophie de l'histoire ou du progrès des courants multiples. Si la pensée d'une loi de l'histoire a bien été au départ celle des bolcheviques, il est bien évident que des millions d'hommes ne se sont pas investis dans le communisme parce qu'ils croyaient à une loi de l'histoire. C'est une idée qui vient se rabattre sur les conduites, sur les événements.