Une inscription profonde dans la réalité du XIXe siècle
Avec C. Fourier, il n’est pas question de transformer la société par la domination de la nature, mais de façonner l’humanité nouvelle en respectant les lois naturelles, sous peine d’impuissance politique. Il s’agit d’esquisser un nouvel ordre social pour « mettre un terme à la guerre du pauvre contre le riche ». Le phalanstère fouriériste fut à la fois un modèle de réformes où le plaisir des tâches accomplies permettait au travail d’accéder à la valeur suprême, et le parangon de l’illuminisme des sociétés modernes. Sauf que le travail passionné, les courtes séances d’activités en alternance, le désir de chacun, pris au sérieux, ont eu des échos parmi les contemporains, bien longtemps après la mort de C. Fourier. Tout comme Le Voyage en Icarie (1840) de Etienne Cabet, écrit utopique s’il en fut, a séduit des lecteurs au-delà des prévisions de son auteur au point d’entraîner en Amérique, du côté de Nauvoo, les déçus de 1848. Et que dire de l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon (1830) ? Lue, débattue pendant les mois qui suivirent la révolution de Juillet par une population lettrée, toutes classes confondues – aussi bien urbaine que villageoise –, en France et ailleurs, jusqu’à figurer dans La Comédie humaine en bonne place dans L’Illustre Gaudissart (1834). Si aucune de ces réformes programmées n’a vu le jour, les tentatives furent multiples, inlassablement retissées sur la trame des crises sociales. Les craintes provoquées par les doctrines utopiques à l’époque de leur publication suffisent à démontrer leur inscription dans la réalité – il est vrai, profondément instable – de la première moitié du XIXe siècle. La révolte des Canuts n’a-t-elle pas été attribuée aux saint-simoniens ? Tandis que ceux-ci, jeunes polytechniciens, témoins de l’insurrection, prenaient la distance qui sied aux autorités qui savent se poser en responsables du devenir d’une population, fût-elle la part « la plus nombreuse et la plus pauvre ».
Depuis Louis Reybaud et ses célèbres Etudes sur les réformateurs ou socialistes modernes (1840-1843), les contemporains n’ont pris en compte les doctrines – produits de l’imagination de penseurs plus ou moins inspirés, plus ou moins respectés, plus ou moins lus, toujours écartés du présent – qu’en fonction des implications supposées de leurs auteurs dans le déclenchement des révoltes et autres insurrections sociales. « Vis-à-vis des novateurs contemporains, deux choses sont surtout répréhensibles en eux : le dédain de la tradition et la légitimité indistincte qu’ils accordent aux passions humaines. Il y a quelque orgueil à rayer le passé d’un trait de plume et à le taxer d’idiotisme, il y a un grand danger à déchaîner tous les instincts de l’homme qui font courir le mal même au jeu du mécanisme social (2). »
Des théories décalées de la réalité
L’intervention des utopistes entrait en contradiction avec la philosophie du progrès, laquelle permettait de penser l’évolution historique au rythme lent et sélectif de la moralisation des classes les moins bien servies par les conquêtes de 1789. Les masses, insatisfaites, en attente d’une liberté sociale toujours en devenir, ne pouvaient agir que par instinct ; entraînées par leurs passions et leur impatience, elles se laissaient aller aux « désirs cupides » que leur inspiraient les « théories fausses (3) ». Jules Michelet lui-même, malgré sa vision positive du peuple, exprime et propage la même idée d’un peuple enfant. A de très rares exceptions près, les amis du peuple sont persuadés que celui-ci a besoin d’un guide, étant dans l’incapacité de penser par lui-même. Toujours, il fut manipulé, au mieux, il agit sous l’influence d’idées extérieures à la communauté des plus démunis : de la révolution de février 1848 à la révolution russe, les différents systèmes, élaborés par des auteurs dont la plupart sont étrangers à la condition des exploités, furent les véritables sujets de l’histoire. En d’autres termes, quelles que soient la qualité des mobilisations et la valeur des actions sociales, les événements révolutionnaires, depuis l’époque jacobine, sont interprétés à la lumière des idées qui les surplombent. Les masses ne participent au mouvement de l’histoire qu’en tant que catégories agies par des idéologues.
(1) C. Fourier, Les Presses du réel, 1998.(2) L. Reybaud, , réimp. Art et Culture, 1978.(3) A. de Tocqueville, , 1850, rééd. Gallimard, , 1999. À propos des émeutes de juin 1848, Tocqueville met en cause les théories socialistes qui dénoncèrent « l’oppression illégitime » dont seraient victimes les plus démunis.(4) Ibid.(5) Je distingue en effet doctrines et théories utopiques car les premières enferment tandis que les secondent aident à penser les actes qu’elles animent.(6) Voir M. Riot-Sarcey,, Albin Michel, 1998.(7) H. Heine, in L. Reybaud, op. cit., préface, 1843.(8) Par liberté assumée, il faut entendre ce que rapporte Michel Foucault dans L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981-1982, Seuil, 2001, citant Sénèque : « Être libre (…), c’est fuir la servitude, bien sûr, mais servitude de quoi ? (…), la servitude de soi… »(9) W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. , rééd. Cerf, 1997.(10) Slogan emprunté aux saint-simoniens.(11) Épigraphe du journal .(12) En dépit de la rue qui porte son nom dans le xviiie arrondissement de Paris.(13) Libelles, pamphlets, caricatures se succèdent au xixe siècle contre « la femme libre ». L’apogée du ridicule est atteint en 1848 avec les caricatures d’Honoré Daumier contre les femmes.(14) Voir, entre autres, Michèle Riot-Sarcey, La Démocratie à l’épreuve des femmes, Albin Michel, 1994.(15) W. Benjamin, op. cit., et C. Démar, Appel au peuple sur l’affranchissement de la femme, textes établis et présentés par Valentin Pelosse, Albin Michel, 2001.