« La chirurgie du cerveau bouleverse les neurosciences » Entretien avec Hugues Duffau

Tout ce qu’on croyait savoir sur le cerveau du langage est-il faux ? La fameuse aire de Broca ne serait-elle qu’un fantoche ? Selon le neurochirurgien Hugues Duffau, l’intervention sur le cerveau de patients éveillés interroge les fondements de la neuropsychologie.


> HUGUES DUFFAU

Neurochirurgien responsable du département de neurochirurgie du CHU de Montpellier, directeur de recherche à l’Inserm sur la plasticité cérébrale, lauréat de la médaille Herbert Olivecrona (l’équivalent du prix Nobel de médecine), il est l’auteur de L’Erreur de Broca. Exploration d’un cerveau éveillé (Michel Lafon, 2016).


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En 1861, Paul Broca (1824-1880), après l’autopsie d’un patient qui avait perdu l’usage de la parole, identifie une aire cérébrale comme étant celle de la production du langage. Cette approche dite localisationniste (une aire cérébrale = une fonction cognitive), qui a fondé la neuropsychologie, est aujourd’hui contestée par le neurochirurgien Hugues Duffau, spécialiste de l’ablation de tumeurs cérébrales. Il explique avoir supprimé l’aire de Broca chez des centaines de patients, qui pour autant n’ont pas perdu l’usage de la parole !

Hugues Duffau est le pionnier français de la neurochirurgie éveillée. Durant de telles opérations, les patients sont conscients, le cerveau n’étant pas sensible à la douleur. Leurs réactions, appréciées avec l’aide d’un neuropsychologue, indiquent au chirurgien quelle quantité de cellules malades il peut se permettre d’enlever, et à quel endroit. Hugues Duffau défend une nouvelle cartographie du cerveau basée sur le fonctionnement de ses réseaux de fibres blanches.

Pouvez-vous expliquer simplement en quoi consiste selon vous l’erreur de Broca, et pourquoi elle a eu de telles conséquences dans l’histoire de la psychologie ?

En 1861, Paul Broca a décrit un patient aphasique, c’est-à-dire privé du langage. En autopsiant le cerveau, il a trouvé une partie apparente lésée et en a conclu qu’il s’agissait de la zone du langage, la fameuse aire de Broca. On s’est aperçu a posteriori que cette lésion était beaucoup plus profonde. Broca n’avait regardé que la partie émergée de l’iceberg : la légion avait en réalité atteint des fibres blanches du système nerveux central, et connectant normalement de nombreuses régions du cerveau éloignées les unes des autres. Mais le mal était fait, ce fut le triomphe du localisationnisme, voulant qu’à une aire cérébrale corresponde une fonction. On s’est aperçu tout récemment que le cerveau fonctionne en fait en réseaux interconnectés qui correspondent à des sous-fonctions : c’est-à-dire que le langage n’existe pas en tant que tel, mais est divisible en phonologie, sémantique, syntaxe, grammaire, pragmatique, prosodie… Il n’existe en aucun cas une « aire » correspondant à chaque sous-fonction. J’ai eu l’occasion, en procédant à l’ablation de tumeurs cérébrales, d’enlever l’aire de Broca à des centaines de patients qui ont pu récupérer grâce à la compensation assurée par des réseaux alternatifs. Contrairement à Broca, j’ai la chance de pouvoir vérifier ce qui se passe au bloc opératoire chez des patients éveillés faisant l’objet d’un bilan neuropsychologique en temps réel, sans oublier les bilans d’imagerie fonctionnelle avant et après les opérations chirurgicales.

On ne peut même pas dire que l’aire de Broca sous-tend l’articulation du langage ?

Pas du tout ! S’il fallait à tout prix retenir une zone intervenant dans l’articulation, ce serait une voie de sortie des réseaux impliqués dans le langage et qui se situerait plus en arrière que l’aire de Broca. Mon équipe et moi l’avons rapporté dans Brain, le plus grand journal de neurologie, voici deux ans. Même dans la partie émergée de l’iceberg, Broca s’est donc trompé… Mais ce principe erroné « une zone = une fonction » fait que pas plus tard que ce matin, j’ai encore vu un patient auquel des collègues n’avaient pas voulu proposer une intervention chirurgicale dans la région de Broca, sur cet a priori localisationnsite. Il est évident que je suis d’accord pour l’opérer : je suis certain qu’après ablation de la tumeur, le patient ne présentera pas de troubles du langage. Vous voyez les conséquences, 150 ans plus tard, sur la prise en charge des patients !