La cognition incarnée ou quand la pensée vient du corps

Le corps n’est pas un subalterne au service d’un esprit détaché : nous pensons en lui, à travers lui. C’est le constat de la cognition incarnée, qui connaît un franc succès depuis vingt ans… mais qu’on a toujours grand-peine à définir !

En 2010, à l’Université d’Abeerden, des chercheurs reçoivent dans leur laboratoire des volontaires pour les faire participer à une expérience. Ils commencent par les munir d’un capteur posé au niveau du genou pour mesurer leurs changements de posture. Ils leur bandent ensuite les yeux. Ils leur demandent enfin d’imaginer à quoi ressemble un jour typique pour eux aujourd’hui, à quoi il ressemblait il y a quatre ans, à quoi il pourrait ressembler dans quatre ans. Dans cette tâche qui requiert l’imagerie mentale, pourquoi donc placer un capteur sur le genou et pas au niveau du scalp ? Parce que les chercheurs veulent savoir si penser au passé fait pencher vers l’arrière, et si penser au futur fait pencher vers l’avant. Comme si l’on s’orientait dans l’espace de la même façon qu’on le ferait sur un continuum temporel. Cette idée d’un lien étroit entre l’expérience corporelle et les processus cognitifs s’inscrit dans une perspective de cognition incarnée.

Dépasser le hamburger !

Depuis une vingtaine d’années, les sciences cognitives ont mis l’accent sur un modèle appelé « embodiment » (ou embodied cognition, la cognition incarnée). La cognition incarnée représente non pas une discipline en soi, mais bien un paradigme de recherches centré sur une idée à la fois simple et complexe : les fonctions corporelles (sensorielles et motrices) sont des constituants à part entière de l’esprit, et non pas des systèmes secondaires au service de l’esprit. Autrement dit, le corps fait partie intégrante de la cognition : nous pensons et ressentons les choses en fonction de ce qui se passe dans nos systèmes sensoriels et moteurs. Pour reprendre les propos de Roel Willems et Jolien Francken dans une revue de la littérature parue à ce sujet dans Frontiers en 2012 : « L’engouement à propos de la cognition incarnée repose sans doute sur sa promesse de dépasser une vue en hamburger de la cognition (…) dans laquelle la pensée est la seule vraie chose importante (le steak de bœuf en l’occurrence) et la perception, et l’action sont des systèmes esclaves séparés qui lui envoient de l’information et reçoivent ses commandes ». Pourquoi vouloir à tout prix dépasser ce modèle séquentiel et séparatiste ? Car plus la recherche en sciences cognitives progresse, plus il semble improbable que l’esprit fonctionne comme un système de computation stricte où l’input, le traitement et l’output sont complètement dissociés.

L’idée que les représentations mentales naissent dans l’expérience n’est pas neuve en soi : des philosophes comme Husserl ou Kant l’affirmaient déjà. Malgré cela, l’histoire des modèles en sciences cognitives l’a longtemps mise de côté. Ainsi, le paradigme de la cognition incarnée dans sa forme actuelle n’apparaît que dans les années 1980 avec la publication de l’ouvrage du philosophe Mark Johnson, The Body In The Mind : The Bodily Basis Of Meaning, Imagination And Reason ». L’auteur y juge nécessaire de considérer l’impact du corps humain (dans sa globalité) et de l’expérience dans les théories du sens et de la raison. Pour lui, le corps est à l’origine des structures imaginatives qui nous permettent de comprendre le monde, comme les schémas de pensée et les métaphores (voir encadré). L’expérience est, quant à elle, envisagée comme « ce qui nous rend humain », c’est-à-dire nos fonctions corporelles, sociales, linguistiques et intellectuelles, qui se combinent en autant d’interactions complexes. En résumé, c’est notre corps en mouvement, en perception et en émotion qui structure une expérience qui sinon, serait confuse et chaotique.