Lors d’une réception, faites l’expérience de dire à quelqu’un que vous êtes psychologue (…). Inévitablement, la réaction de votre interlocuteur sera qu’il prendra, horrifié, immédiatement ses distances de crainte d’être psychanalysé ou, au contraire, qu’il s’ouvrira à vous pour vous dévoiler toutes sortes de secrets intimes. Nous connaissons un psychologue qui, pour éviter ce type de situation, dit qu’il est programmeur dans une boîte informatique ». L’exemple est signé Susan Fiske et Shelley Taylor, professeures de psychologie sociale et auteures du livre Cognition sociale, des neurones à la culture 1. Si les gens ont tendance à se méfier ouvertement ou à se confier un peu trop à un psychologue, par rapport à ce qu’ils feraient envers un programmeur, c’est parce qu’ils sont capables de créer des représentations mentales de l’autre, de ce qu’il va penser, de ses croyances et de ses intentions ; et d’y répondre en conséquence. La cognition sociale peut être définie comme une série d’opérations mentales 2 qui soutiennent les interactions sociales. Grâce à ces opérations mentales, les humains sont capables de penser l’autre, de se le représenter et d’avoir certaines impressions à propos de lui.
Ce qui fait de nous des êtres (plus ou moins) sociaux
Évoqué çà et là depuis les années 1950 dans des textes de psychologie sociale, le concept de cognition sociale ne rencontre pas d’emblée un franc succès, car il semble vague et difficile à définir, donc à étudier. Néanmoins, la psychologie sociale intègre progressivement le cognitivisme ; et avec ce changement, les études neuropsychologiques et neuroscientifiques de la cognition sociale se formalisent et connaissent un essor important vers la fin des années 1990. Un tournant majeur, en 1978, a été la parution d’un article de David Premack et Guy Woodruff intitulé « Does chimpanzees have a theory of mind ? » qui relate une série d’expériences faite sur une femelle chimpanzé nommé Sarah. Les résultats montrent qu’elle est capable de prédire et de comprendre le comportement de l’humain en fonction de ses connaissances et de ses intentions notamment. Suite à cet article se pose une question toute naturelle : qu’en est-il chez l’humain ?
En réalité, l’émergence de cognition sociale a représenté avant tout une révolution dans la psychologie développementale, dans notre façon de comprendre comment l’enfant devient un être social. Certains auteurs ont alors envisagé l’idée que lorsqu’ils observent le comportement de l’autre, les enfants se concentrent principalement sur son intention. Dans un article paru en 1998 dans la revue Cognition, Amanda Woodward présente des résultats indiquant qu’entre 6 et 9 mois, les bébés sont déjà capables de comprendre l’action humaine en fonction de l’intention. En parallèle, vers 9 mois, ils commencent à suivre le regard des adultes et développent le geste de pointage pour attirer l’attention de l’adulte vers un objet. C’est avec cette attention partagée que se construit l’intentionnalité partagée. Au terme de plusieurs années d’intentionnalité collective et d’intersubjectivité avec quelques personnes proches, l’enfant est capable de généraliser les connaissances acquises en normes sociales de base et en prémices de la théorie de l’esprit.