La couleur dans la peau. Ce que voit l'inconscient

Sabine Belliard. Albin Michel, 2012, 272 p., 22 E
Elle pousse la porte d'une boulangerie. Dès qu'il la voit, le vendeur détourne la tête et la sert sans même la regarder, sauf au moment du paiement, où il consent à lui jeter un coup d'œil de biais, « comme en marchant on sauterait par-dessus une flaque d'eau sale inévitable », racontera-t-elle plus tard, en tentant de décrire tant bien que mal cette expérience violente, sensorielle et solitaire qui s'est déroulée en deçà des mots. « Je savais ce qu'il pensait : ''Une Noire''. Pas une Africaine, là encore ce serait différent, mais ''une Noire'', point. Ça immobilisait tout et je ne pouvais rien en dire. Je me sentais coincée par ce que je savais bien qu'il pensait, et qu'il n'aurait jamais admis si je l'avais dit tout haut. »
Nous ne nous voyons pas. Certes, nous avons une représentation interne de notre visage mais à quoi ressemblons-nous précisément ? s'interroge Sabine Belliard, psychologue clinicienne, psychothérapeute et chargée de cours à l'université Paris-Diderot, qui nous donne à découvrir un fort beau livre sur les trajectoires de ces hommes et de ces femmes pour lesquels la couleur de peau fait une identité. Pour sentir que notre visage existe, nous avons besoin du regard d'un autre. Le premier miroir qui fait consister le visage de l'enfant, c'est, dit Winnicott, le visage de la mère : c'est précisément en se voyant dans le regard de la mère que le bébé va pouvoir se construire en tant que personne psychique. Or, à l'âge adulte, il est des regards qui en un instant vous rendent à la vie et d'autres qui vous dé-visagent littéralement, vous réduisent à votre seule couleur de peau et vous font disparaître en tant qu'individu, pour n'être plus qu'une Noire, comme d'autres ne sont plus qu'une « face de citron » ou « une basanée ». Quand la teinte d'un visage est banale, la peau d'une personne marchant dans une foule ne se remarque pas vraiment. Mais il suffit que sa pigmentation se singularise pour qu'elle perde ce caractère anonyme qui « la met à l'abri d'un regard trop précis » et qu'elle déclenche alors la surprise, la curiosité, le désir ou la haine.