La fatigue, mal du siècle

Alors que le temps libre augmente, nous nous sentons et nous disons toujours plus épuisés. Pourquoi ?

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La fatigue est partout, et aucune arène du débat, publique ou privée, ne semble lui échapper. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à relever sa fréquence dans les médias 1, les conversations, en famille et au travail, ou encore le nombre d’ouvrages qui lui sont désormais consacrés. L’on me permettra d’opérer un léger glissement pour examiner cette petite antienne de notre époque : faute d’une définition consensuelle qui permettrait d’affirmer que nous sommes fatigués ou pas ; faute d’instrument de mesure qui permettrait d’objectiver et de quantifier cette fatigue, et faute de données statistiques historiques permettant d’établir si nous sommes plus ou moins fatigués que nos ancêtres, j’examinerai ici plutôt pourquoi nous nous sentons et pourquoi nous nous disons de plus en plus fatigués.

Les sensations de fatigue contemporaines reposent sur un paradoxe : si le travail s’est, depuis le 19e siècle, imposé comme la valeur centrale de nos sociétés, sa durée et son intensité physique tendent structurellement à baisser, grâce au progrès technique et l’action des différents acteurs institutionnels (syndicats, services de santé au travail, etc.). Les économies occidentales se sont tertiarisées, et le temps libre tend à progresser. La fatigue ressentie a doublement changé de nature : moins physique que psychique (stress, travail des émotions, etc.), elle est aussi désormais plus sensible à la contrainte. L’accroissement de la charge mentale dans un certain nombre de professions induit certes une plus grande fatigue cognitive (travail sur écran, multitasking, etc.) ; mais l’on pourrait surtout incriminer la multiplicité des contraintes persistantes ou nouvelles dans une société qui promeut volontiers une trompeuse et presque libertaire image d’autonomie absolue. Le sujet contemporain se trouve écartelé entre la prolifération des possibles, l’excès de positivité 2et la rémanence d’injonctions et de déterminismes oxymoriques 3.