En 1895, Gustave Le Bon (1841-1931) publiait Psychologie des foules dans l'importante « Bibliothèque de philosophie contemporaine » de Félix Alcan, collection où figuraient déjà des penseurs aussi illustres que Bergson ou Durkheim. Le Bon y affirmait d'emblée : « L'âge où nous entrons sera véritablement l'ère des foules. [...] Aujourd'hui les traditions politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs rivalités pèsent peu. La voix des foules est devenue prépondérante. » Son ambition était de révolutionner les sciences humaines naissantes.
La longue carrière d'auteur de G. Le Bon débute par des travaux de médecine et de biologie. D'emblée, Le Bon veut dégager une théorie explicative générale. Il l'emprunte à l'embryologie naissante. Ses réflexions sur le vivant s'ordonnent ainsi autour de l'idée du développement progressif d'un monde de plus en plus complexe et différencié. Le Progrès - Le Bon adhère à cette notion - réside dans le passage de l'homogène à l'hétérogène, dans la diversité croissante. Surtout, ce passage s'effectue selon un processus prédéterminé et intangible. Le Bon approuve ainsi hautement la théorie du biologiste darwinien allemand Ernst Haeckel (1834-1919), selon laquelle l'embryogenèse d'un individu d'une espèce donnée était une brève récapitulation de l'histoire de l'espèce à laquelle l'individu appartient. Le Bon, d'un athéisme affiché, s'affirmait comme lui persuadé d'un développement ininterrompu du savoir scientifique au détriment de la métaphysique et de la religion. On retrouve à travers ces éléments tout un pan de la pensée du xixe siècle sur l'ordre du monde et son développement, illustré notamment par Auguste Comte.
Ce modèle explicatif, Le Bon l'étend aux sociétés humaines, dans un volumineux ouvrage aux ambitions encyclopédiques : L'Homme et les Sociétés. Leurs origines etleur histoire (1881). Le titre même est significatif. Pour Le Bon, l'histoire naturelle et l'histoire sociale de l'humanité ressortent des mêmes lois intangibles. L'histoire doit donc s'appuyer sur la biologie. Pour justifier cette option, Le Bon cite abondamment le sociologue anglais Herbert Spencer (1820-1903). L'Homme et les Sociétés ouvre sur un déplacement des centres d'intérêt de Le Bon vers l'histoire des civilisations.
S'appuyant sur ses nombreux voyages, notamment en Afrique du Nord et en Asie, Le Bon peut ainsi publier La Civilisation des Arabes en 1884, et surtout Les Civilisations de l'Inde en 1887. Le modèle emprunté à l'embryologie y est présent de multiples manières : les civilisations successives s'ordonnent en une stricte hiérarchie dont le sommet est occupé par les colonisateurs anglais, groupe le plus différencié au sein duquel a pu s'affirmer pleinement une élite scientifique et intellectuelle ; chaque civilisation a un substrat biologique, les liens entre traits culturels et caractères physiques étant pour Le Bon incontestables ; le passage d'une civilisation d'un stade de développement à un autre s'effectue selon un processus progressif et intangible qu'il est catastrophique de vouloir accélérer ou modifier.
La sociologie qu'il développe à partir des années 1890 s'inscrit dans ces perspectives. Le point de vue est celui d'une psychologie individuelle. Seuls les individus capables d'échapper aux contraintes et aux préjugés collectifs font progresser l'humanité. Les systèmes sociaux supérieurs, illustrés par l'Angleterre où les Etats-Unis, favorisent l'initiative individuelle. L'analyse de la foule est le contrepoint de telles convictions. La foule, selon Le Bon, est donc irrationnelle, impulsive, incohérente, imperméable à l'argumentation, plus proche de l'animalité, comme ces formes d'humanité inférieure que sont pour Le Bon le Sauvage, l'Enfant ou la Femme. Et cet être collectif faible a besoin d'être dominé : « La foule est un troupeau qui ne saurait se passer de maître », écrit Le Bon dans une formule célèbre. Le comportement de foule, qui peut s'observer dans les circonstances de la vie sociale les plus variées - Le Bon cite les assemblées parlementaires et même les jurys de cours d'assises - est donc une régression. Les foules, par « haine des supériorités », menacent la marche de la Civilisation. Pour conjurer ce danger, il est urgent de les comprendre : là réside une forte légitimation explicite des écrits de Le Bon.