En 1886, l’homme qui publie Par delà le bien et le mal (1886) est un homme malade, isolé et aigri. Malade : après avoir enseigné pendant dix ans la philologie à l’université, il a dû arrêter son métier à cause de la dépression et d’une santé défaillante. C’est un homme isolé : à quarante-deux ans, il vit seul, séparé d’avec les siens : fâché avec son ancien ami et idole, le musicien Wagner ; avec Paul Rée et Lou-Andréas Salomé (une jeune femme russe de vingt ans, belle, brillante et libre, dont Nietzsche est tombé amoureux) : ils avaient créé ensemble un petit « cercle philosophique » et même vécu tous les trois, mais avaient fini par se brouiller. Nietzsche s’est fâché également avec sa sœur (qui le prendra tout de même en charge quand il sombrera dans la folie, quelques années plus tard). Depuis qu’il a quitté l’université, Nietzsche erre entre Nice et Turin. Seul, allant d’hôtel en pension de famille.
Comme Schopenhauer (mon « grand maître », dit-il) Nietzsche est aigri et rumine sa rancœur : contre une époque sans grandeur, dominée par la morale « judéo-chrétienne », l’ascension des idées égalitaires (démocratiques et socialistes) dans lesquelles se vautrent les masses serviles, et qui étouffent la vraie grandeur de l’homme : celle des héros et des surhommes, qui vibrent eux d’une « volonté de puissance ».
Le jeune professeur a publié au cours des années précédentes une série d’essais à un rythme soutenu : La Naissance de la tragédie (1872), Considérations inactuelles (1873-1876), Humain, trop humain (1878), Aurore (1881), Le Gai Savoir (1882), Ainsi parlait Zarathoustra (1885). Ces ouvrages sont bizarres, faits d’aphorismes, alternant de la poésie, des confidences personnelles, parfois sous le ton du pamphlet.
On a souvent dit qu’il n’y avait pas de cohérence dans la pensée de Nietzsche, qu’il se contredisait parfois, mais au fil des lectures apparaissent en fait quelques fils directeurs qui donnent l’unité de sa pensée.
De l’héroïsme grec à la morale chrétienne décadente
Nietzsche, qui a commencé sa carrière de philologue au contact des grands textes classiques de la littérature grecque, est nostalgique de cette époque. Sa vision de l’histoire humaine oppose deux grandes périodes : l’une antique et glorieuse, l’autre actuelle et décadente (1). Nietzsche admire l’époque de Grèce antique qui est celles des héros combattants comme Achille et Ulysse. C’est le temps des divinités et du culte de Dionysos, le dieu grec du vin, de la fête, et du théâtre, et la tragédie. Pour Nietzsche, Dionysos est le symbole de la vie, entendue force pulsionnelle et créatrices. À travers le culte dionysiaque, on célèbre les passions et les pulsions qui vont vibrer les êtres.