Peut-on imaginer l'ampleur de l'impact qu'eut la peste noire en Europe médiévale, se demandent William Naphy et Andrew Spicer dans les premières pages de cet ouvrage. Leur réponse est un non catégorique. En 1347, lorsque l'épidémie atteint l'Europe après avoir fauché deux Chinois sur trois au cours du siècle précédent, elle emprunte les denses voies du commerce international pour, en seize mois, y faire périr le tiers de la population. Puis elle ravage le Vieux Continent durant quatre siècles, exterminant sans crier gare, par cycles de dix ou vingt ans, entre le quart et la moitié de la population de régions entières. Sa dernière flambée, en 1720, tuera plus d'un Marseillais sur deux. A en croire les auteurs, c'est de la lutte désespérée des Etats européens contre ce que l'on surnommera plus tard la « mort noire » que serait née la civilisation moderne. D'abord en Italie, où les cités-Etats prirent rapidement des mesures de confinement des populations, d'où nous vient le terme « quarantaine ». Elles établirent les premiers passeports, que tout voyageur devait faire viser par les autorités lors de ses déplacements afin de certifier qu'il était indemne de peste et n'avait pas approché une zone infectée. L'Eglise anglaise, qui perdit jusqu'à 40 % de ses effectifs en une seule année, dut concéder que le plus important étant d'administrer aux mourants l'extrême-onction, tout un chacun, « même une femme », était autorisé à le faire.
Il fallait payer des gens pour enterrer les cadavres, brûler les vêtements des défunts, ravitailler les pestiférés emmurés dans leurs maisons ou déplacés dans des lazarets (des hospices, souvent gigantesques, bâtis pour l'occasion), alors que les revenus des impôts s'effondraient avec la cessation de toute activité économique. Les Etats affectèrent des budgets colossaux aux oeuvres sanitaires et créèrent de puissantes infrastructures administratives afin de contrôler les populations, pour empêcher les gens de fuir les régions contaminées ou les forcer à avouer que leurs proches étaient atteints... A en croire les auteurs, donc, c'est de cette hécatombe que serait née l'Europe bureaucratique appelée à dominer le monde aux xviiie et xixe siècles
Laurent Mucchielli
Directeur de recherche au CNRS (Laboratoire méditerranéen de sociologie), il a récemment publié L’Invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits (Fayard, 2011) et Vous avez dit sécurité ? (Champ social, 2012).