La peur décortiquée

La peur peut nous sauver la vie, en nous faisant réagir rapidement au danger. Elle peut aussi représenter un véritable handicap après un traumatisme, ou à cause d’une phobie. Grâce à des recherches récentes en neurosciences, nous savons mieux pourquoi et comment elle se développe… et comment l’effacer.
Minuit. Une ruelle sombre et déserte. Et, soudain, une ombre derrière vous. Quelqu’un vous suit. Votre cœur s’accélère, votre respiration se fait plus haletante, vos jambes flageolent et vos pas deviennent plus pressants. Vous ressentez intensément une émotion : la peur. Que se passe-t-il dans votre cerveau à ce moment-là ?

La femme qui n’avait peur de rien

SM est une patiente examinée par Justin Feinstein et ses collègues de l’Université de l’Iowa. Ils l'ont soumise à différents scénarios censés susciter la peur : une exposition à des serpents et des araignées, la visite d’une maison hantée particulièrement effrayante, et le visionnage de films d’épouvante. Dans aucune de ces situations, SM n’a ressenti de peur. Confrontée aux reptiles dans une animalerie, elle a immédiatement commencé à les toucher alors qu’elle avait confié aux scientifiques « haïr » les serpents et « essayer de les éviter ». Interrogée sur son comportement, elle s’est montrée perplexe, puis a affirmé qu’elle avait été envahie par la curiosité… Cet apparent manque de peur a marqué son histoire personnelle. Au cours de sa vie, SM a vécu de nombreuses expériences qui auraient dû être vécues comme traumatisantes : elle a été menacée avec une arme, elle s’est fait agresser par une femme de deux fois sa taille, elle a presque tuée dans un acte de violence domestique… A aucun de ces moments, elle ne dit avoir eu peur, même si elle a éventuellement ressenti de la colère. Par exemple, un soir, quand elle avait une trentaine d’années, elle rentrait chez elle toute seule. Il faisait complètement noir. Il n’y avait personne dans la rue, excepté un homme - visiblement sous l’emprise de stupéfiants -, assis sur un banc dans un petit parc à sa droite. Quand elle passa devant le parc, l’homme l’interpella et lui demanda de s’approcher…ce qu’elle fit. Il sortit alors un couteau et menaça de la tuer. SM resta calme. L’homme la laissa finalement partir et elle marcha tranquillement jusqu’à chez elle, sans courir. Les jours suivants, elle repassa devant le même parc et ne montra aucun signe d’évitement ou de peur. De toute évidence, SM a de grandes difficultés à évaluer le danger quand il se présente et ne tente donc pas de l’éviter, un comportement pouvant compromettre sa survie. Le cas de SM illustre le rôle capital d'une zone cérébrale, l’amygdale, gravement lésée chez cette patiente, dans le déclenchement de la peur.

L’amande de la peur

Lorsque nous avons peur, cette petite structure en forme d’amande, située dans le lobe temporal de notre cerveau, s’active fortement. L’amygdale module nos réactions face aux évènements essentiels pour notre survie : perception de nourriture, d’un partenaire sexuel, d’un danger imminent... Face à un stimulus possiblement néfaste, l’être humain est capable de réagir très rapidement, avant même d’avoir pris conscience du danger. Ce phénomène s’explique par l’existence de deux voies cérébrales différentes. Le neurobiologiste Joseph Ledoux donne l’exemple d’un promeneur qui marche dans les bois et voit ce qui ressemble à un serpent. Une voie courte, reliant directement le thalamus (relais obligé de tous les messages sensoriels) à l’amygdale, va engendrer une réaction quasi-immédiate de peur (en 12 ms) et préparer le promeneur à fuir le danger. Simultanément mais par une voie plus lente, l’information parvient au cortex visuel pour y être évaluée et plus finement identifiée. S’il s’agit bel et bien d’un serpent, le cortex visuel renforcera l’action amygdalienne, maintiendra les réponses corporelles, et confirmera l’idée de fuite. En revanche, si le cortex informe l’amygdale que « non, ce n’était qu’un bâton », les réponses corporelles s’estomperont. On comprend l’importance de la voie courte pour la survie de l’individu, puisqu’il vaut mieux prendre un bâton inoffensif pour un serpent plutôt que de subir une morsure du reptile qui serait identifié quelques millisecondes trop tard. Comment l’amygdale orchestre-t-elle nos réactions de peur ? En stimulant une structure voisine, l’hypothalamus, qui va à son tour agir sur les glandes surrénales (situées au dessus des reins), productrices de la fameuse adrénaline. Cette hormone va alors se déverser dans le sang et permettre à l’organisme tout entier de faire face au danger en déclenchant une accélération du rythme cardiaque, une augmentation de la pression sanguine, une dilatation des bronches. Le taux de glucose s’envole, fournissant davantage d’énergie aux muscles, qui sont ainsi tendus, prêts à la fuite. Les pupilles se dilatent, permettant une vigilance accrue. Pour compenser la chaleur produite par la mobilisation de tous ces organes en même temps, nous transpirons, la sueur évitant la surchauffe. La peur est donc une émotion désagréable mais elle est également une alliée précieuse, préservée au cours de l’évolution, car elle peut nous sauver la vie. Ne pas ressentir la peur pourrait être dangereux, comme l’illustre le cas de SM.