La pire bêtise, c'est de se croire intelligent. Rencontre avec Jean-Claude Carrière

• Vous m’avez dit un jour que vous distinguiez la bêtise de la connerie. Quelle est la nuance pour vous ?

J’ai dit ça ?

• Ah oui ! Pourquoi, c’était une connerie ?

C’est possible ! Disons que la bêtise est toujours arrogante, péremptoire : on affirme quelque chose de complètement idiot, mais avec assurance, et toute l’autorité nécessaire. Si la bêtise est toujours très sûre d’elle-même, la connerie, en revanche, peut quelquefois hésiter. Ainsi moi-même il m’arrive de dire des conneries tous les jours, comme tout le monde, mais je m’efforce de ne pas dire trop de bêtises, d’autant que certaines d’entre elles font beaucoup de mal. Encore aujourd’hui, quand on dit que certaines catégories d’êtres humains ne sont pas semblables aux autres, c’est à la fois de la bêtise et de la connerie, mais surtout de la bêtise, parce qu’on sait que ce n’est pas vrai. Quelqu’un qui prétend que le soleil est le plus gros astre de l’univers, c’est une connerie, c’est tout, si c’est fondé sur de l’ignorance. Quelqu’un qui va la maintenir contre toute évidence, alors là c’est de la vraie bêtise, qui tend à de la connerie substantielle. Mais ce qui est très surprenant chez un con, c’est quand il dit une chose intelligente. Ce qui peut arriver…

• La bêtise est une croyance qui se prend pour un savoir ?

Par moments, oui. Je ne peux pas dire que tous les gens qui ont participé aux conciles religieux pour établir des « vérités » étaient idiots : ils avaient l’intelligence de leur temps et raisonnaient en leurs termes. Ils ont néanmoins abouti à des expressions comme « trinité unitaire », ce qui est quand même assez proche de la connerie… La phrase qui a donné la clé de mon Dictionnaire de la bêtise fut prononcée par Monseigneur de Quélen, au début du XIX^e siècle, après la défaite de Napoléon. Il prêcha à tous les anciens émigrés, revenus avec les Bourbon et réunis dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, que « non seulement Jésus-Christ était fils de Dieu, mais il était d’excellente famille du côté de sa mère ». C’est une phrase on ne peut plus bête ! Selon Flaubert, « la bêtise, c’est de vouloir conclure ». De dire une chose définitive qui ne bougera plus jamais. Nous vivons dans un mouvement perpétuel des connaissances, des idées, des sentiments, de notre perception du monde et de nous-mêmes, de nos sensations… alors vouloir fixer les choses une fois comme toutes, « c’est comme ça », de quoi qu’il soit question, c’est une bêtise. Forcément. Parce que tout change sans cesse.