La psychochirurgie, entre promesse et repentir Entretien avec Marc Lévêque

Opérer le cerveau pour soigner les troubles mentaux : tel est l’objet de 
la psychochirurgie. Après de graves dérives, elle a gagné ses lettres de noblesse grâce à des résultats étonnants. Mais tout risque d’abus est-il vraiment écarté ?

Le XXe  siècle est l’âge d’or de la psychochirurgie, une pratique attestée pourtant depuis 7 000 ans…

Effectivement, en l’absence de témoignages écrits, on ignore pourquoi des individus ont été trépanés, mais l’on sait qu’ils ont survécu à l’opération, à en juger par les traces de cicatrisation osseuse visibles sur des crânes retrouvés.

Plus près de nous, à la fin du Moyen Âge, de nombreux tableaux — mais pratiquement aucun écrit scientifique — attestent de tentatives d’extraction d’une supposée « pierre de folie » chez des sujets aliénés ou « possédés ». Il ne s’agit probablement que d’une tromperie faite au malade, une sorte de comédie où l’on feignait d’extraire la pierre maléfique par une incision cutanée à la surface du cuir chevelu. Pur charlatanisme ? Possible effet placebo ? On en sait peu de chose…

Au XXe siècle, John Fulton, neurophysiologiste à Yale, s’intéresse à l’implication des lobes préfrontaux dans la cognition, et notamment au fait qu’après une lobotomie, les singes semblent manifester moins de frustration et d’agressivité. Leur intelligence, toutefois, paraît conservée. Il présente ses résultats en 1935, lors du second Congrès international de neurologie, à Londres, en présence du portugais Egas Moniz.

Ce dernier, ancien ambassadeur et ministre des Affaires étrangères, inventeur de l’artériographie cérébrale, jouit d’une importante aura scientifique et politique. De retour à Lisbonne, il décide de mettre en œuvre la lobotomie chez des malades. Il commence par injecter de l’alcool pur dans les lobes préfrontaux de quelques patients, cela afin de neutraliser, selon sa théorie, la « fixité de groupements neuronaux » censés abriter le mal… Par la suite, il modifiera sa technique en utilisant une lame : le leucotome. Avec un recul quasi inexistant, il publie les résultats pour une vingtaine de malades : un tiers de supposées guérisons, un tiers de patients améliorés, et un dernier tiers inchangés. Moniz est alors dans la course au Nobel depuis quelques années. Il obtiendra le célèbre prix en 1949, pour cette intervention.

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L’idée est de calmer les malades, pas de les guérir…

Oui, il s’agit, d’une certaine façon, de transformer les « déments agités » en « déments calmes ». Il faut dire qu’un peu partout en Occident et particulièrement en Amérique du Nord, les années 1940 sont connues comme une période où les hôpitaux psychiatriques sont surpeuplés et la pression économique sur le système de santé est grandissante. L’une des plus grandes dérives de la psychochirurgie, à cette époque, viendra de l’Américain Walter Freeman, qui décidera de s’attaquer au cortex orbitofrontal en effondrant le plancher de l’orbite avec son tristement célèbre pic à glace (voir encadré p. 70). Effrayé de voir cette technique se répandre dans les cabinets, Fulton, d’ailleurs, lui écrira : « Vous feriez mieux d’utiliser un revolver, cela irait plus vite ! ». Freeman aurait ainsi opéré à lui seul 10 % des 50 000 à 60 000 lobotomisés à cette époque aux États-Unis.

L’ascension fulgurante de la leucotomie, rebaptisée lobotomie, sera finalement stoppée par la découverte, en 1954, des premiers neuroleptiques, mais également par des résultats cliniques aléatoires lorsqu’il ne s’agit pas de complications graves ou de mutilation de la personnalité.

La presse, les films – et même des pièces de théâtre – finissent par inquiéter une opinion publique qui avait pourtant été de prime abord séduite par ces nouvelles techniques.

Les dérapages de la psychochirurgie ne concernent pas que les États-Unis…

Effectivement, ces dérapages dépassent les fronières des Etats-Unis. Ainsi, une historienne, Isabelle Perreault, a récemment montré que des individus avaient été opérés à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu de Montréal pour traiter des tendances à l’onanisme ou à l’homosexualité. Dans les archives de cet établissement québécois, on cite, par exemple, le cas d’un jeune homme se masturbant « en représailles contre la société ». Il sera opéré avec 5 autres. Le travailleur social impliqué dans leur suivi précise qu’« afin d’éviter qu’ils retombent dans leurs mauvaises habitudes, nous les avons intéressés à la culture physique, aux danses, à la pratique du chant choral et à certains jeux d’équipe » !

À Paris, à la même époque, à l’hôpital Sainte-Anne, le neurochirurgien Marcel David – l’un des pères de la neurochirurgie française – opère une dizaine d’individus alors nommés « pervers instinctifs ». Chez l’un d’entre eux, coupable aussi, selon les archives, « d’amoralité foncière, de malignité universelle, de paresse, d’escroquerie, de port illégal de décoration et d’uniforme », on aurait assisté après l’intervention, à « l’heureux épanouissement d’une conscience morale ».