La rhétorique est-elle la nouvelle matrice des sciences humaines ?

1. Le retour du rhétorique

Pendant longtemps, la rhétorique a eu mauvaise presse. Assimilée à de la propagande, à de la manipulation, à de la publicité et à bien d’autres formes de séduction, souvent trompeuse, elle ne jouissait que de peu de considération. Il a fallu que les idéologies soient discréditées, que la société se libéralise et s’ouvre à la pluralité des opinions, pour qu’on accepte comme normal et sain qu’il y ait des débats contradictoires. Une société de communication, où chacun s’efforce de convaincre l’autre, sinon de le séduire, ne peut être que dominée par une rhétorique soucieuse de créer l’accord et le consensus. Même en sciences humaines, le modèle dominant a changé. Ce n’est plus la linguistique, mais la rhétorique et l’argumentation qui désormais les caractérisent. A l’inverse des sciences de la nature, souvent mathématisées, les sciences humaines offrent des arguments, des raisons et des motivations, rarement des preuves. Ces réponses peuvent en retour être remises en question. Une stèle romaine, un témoignage au tribunal, un document vieux de plusieurs siècles, un comportement ou un discours, a fortiori s’ils relèvent d’une autre culture ou d’une autre époque, font problème, et il faut les interroger pour qu’ils parlent. Les grandes œuvres littéraires sont elles aussi des questions vivantes, car leur sens, souvent pluriel et ambivalent, ne se laisse inférer qu’à la suite d’un travail critique où l'on cherche ce dont il est question dans les réponses qu'offre le texte. Homère ou Shakespeare se prêtent à de nombreuses interprétations et choisir la plus appropriée requiert de bons arguments pour cela. Comme on ne peut jamais démontrer qu’on a raison, à l’inverse de ce qui se passe en science, il faut convaincre et avancer des raisons, argumenter en leur faveur. C’est donc avec modestie qu’il convient de faire de l’histoire, de pratiquer le droit, d’interpréter les grands textes, d’analyser la face cachée des comportements humains, comme le fait, par exemple, la psychanalyse. L’inconscient code ses contenus, rhétorisant les chocs et les déplaisirs, les rêves et les désirs, à l’aide de symboles multiples qui permettent au sujet de vivre sans s’effondrer, ce qui n'empêche pas que les contenus inconscients déterminent l'individu dans ses motivations et ses actions.

Bref, la rhétorique est partout, en sciences humaines comme dans la vie de tous les jours, à la télévision comme dans les rapports humains. D’où la question qu'il convient d'affronter : existe-t-il une approche qui unifie tous ces points de vue et en rende compte? La réponse à cette question est sans ambiguïté : une telle conception existe et elle est fondée sur le questionnement, parce qu’on le retrouve à tous les niveaux où l’on argumente et produit des discours. La rhétorique est ainsi l’art de répondre aux questions qui n’ont pas de solution unique, comme c’est d’ailleurs le cas pour la plupart des questions et des problèmes dans la vie de tous les jours. On peut toujours réinterroger les réponses qu’on nous propose, jusqu’à les faire vaciller et ainsi récuser l’accord ou le charme qu’elles suscitent. Le problématique enfoui au plus profond des réponses resurgit alors, car il n’est de réponse qui ne puisse faire question, animant par là de nouveaux questionnements.

2. Comment a-t-on caractérisé la rhétorique par le passé: faut-il privilégier l'ethos, le pathos ou le logos ?

On a proposé beaucoup de définitions de la rhétorique jusqu’ici, mais aucune n’a réussi à cerner toute la variété des usages et l’ampleur du champ. Aristote met l’accent sur la force du raisonnement qui entraîne l’adhésion et courbe les passions. Il l’appelle le logos : c’est le discours, la raison (d’où le mot logique), tel qu’il traduit l’ordre des choses, ce qui renvoie à un enchaînement plus ou moins contraignant qui traduit d’ailleurs notre rapport au monde. Grâce au logos, on échange ses vues avec autrui, avec qui on partage (ou non) les mêmes problèmes, ou à qui en tout cas on montre qu’on s'en soucie (pensons à l’écologie aujourd’hui, qui ne cesse de souligner à quel point tout le monde est concerné, même ceux qui sont indifférents à la fonte des glaciers). Pour Platon, la rhétorique est autre chose : une tromperie, non un raisonnement vraisemblable ou probable, car l’auditoire n’écoute jamais que ce que ses passions lui dictent. Un bon orateur n’est finalement qu’un bon manipulateur. En grec, le terme qu'on utilise pour caractériser l'auditoire est le mot de pathos : l'orateur joue sur les passions de l'auditoire pour lui faire croire et accepter des réponses qui, si l'on suit Platon, ne sont pas forcément justifiées. Il n’empêche que, depuis Platon, on a gardé l'équation pathos = auditoire, afin de capturer par un seul terme les diverses manières de réagir de l'interlocuteur. Ces réactions subjectives vont de l'acceptation joyeuse à la contestation passionnée. Pour les Grecs, le pathos est au fond la subjectivité dans un monde qui ignore le sujet, ne connaissant de différence entre les individus que les émotions qu'ils manifestent pour précisément exprimer cette différence, leur différence. Cela rend cette "subjectivité" visible, d’où les signes de colère sur le visage, de joie ou de mépris dans le comportement, ou que sais-je encore. C'est bien ce qu'on appelle les passions, d’où le mot de pathos pour résumer leur importance majeure quand il s’agit d’influencer un auditoire. Pour les penseurs romains, comme Cicéron ou Quintilien, ce n’est ni le logos (ou discours), ni l’interlocuteur (auditoire = pathos), mais le caractère exemplaire, fiable et juste, de l’orateur qui compte. L’orateur est identifié à l’ethos, car il est considéré du point de vue de sa crédibilité. Son autorité relève de l’aspect moral, c'est-à-dire exemplaire, dont il fait preuve, ce qui lui assure de pouvoir faire passer ses réponses comme valables. L’ethos, c’est donc le terme qu'on utilise quand on se réfère à l’orateur. C'est son caractère, c’est-à-dire, littéralement, ce qui le caractérise. Si on va chez le médecin, on s’attend à ce qu’il sache répondre sur des questions médicales, donc aux angoisses (pathos) qu’on lui exprime sur la santé ; si on consulte un avocat, on attend qu’il connaisse le droit, et ainsi de suite. Et d'un homme quelconque, donc de tout un chacun, on escompte qu’il sache répondre avec son humanité en général. Comme disait Cicéron, c’est là que l’ethos rejoint l’éthique. La fonction de l'ethos est de servir de point d’arrêt au questionnement. Quand un enfant ne cesse de demander à son père " Pourquoi ? " et puis encore " Pourquoi ? " et que celui-ci finit par répondre, de guerre lasse, "Parce que c'est ainsi!", l'enfant est généralement satisfait, non pas parce que c'est une bonne réponse – ce n'est l'est pas, ce n'est qu'un argument d'autorité- mais parce qu'il montre à son enfant qu'il a l'ethos d'un père, qu'il est fiable, et qu'il est donc crédible dans son rôle.

Avec l’ethos, l'orateur, le pathos, l'auditoire, et le logos, le discours (ou l’image, qui est aussi une forme de discours), on a les trois dimensions ou composantes de la rhétorique : celui qui parle, celui auquel on s’adresse, et le medium qui les relie. Toute la question est de savoir quelle est la dimension première qui subordonne les deux autres et les détermine : est-ce l’auditoire, comme le prétendait Platon ? Est-ce le discours qui, par la seule force de sa mise en forme ou du raisonnement, régit le comportement, voire l’acquiescement, des parties ? Ou est-ce l’autorité et la crédibilité de l’orateur qui commandent aussi bien le choix du discours, plaisant ou convaincant, que la réponse de l’auditoire qui se rend aux raisons ou à la séduction de l’orateur ? Bref, est-ce Platon, Aristote ou Cicéron qui a la bonne vision de la relation rhétorique ? Les trois bien évidemment, et donc aucun en particulier. En fait, la rhétorique est une négociation de la différence entre individus, (l’ethos et le pathos), sur une question donnée (le logos) qui les sépare ou les unit, selon qu’elle est plus ou moins problématique et conflictuelle. Si je parle du temps qu’il fait avec ma voisine, la question qui nous réunit n’est guère conflictuelle –c’est d’ailleurs le but recherché quand on aborde un interlocuteur avec ce genre de questions- et la distance est ainsi négociée en douceur et avec politesse. Si je m’adresse à quelqu’un sur des sujets plus polémiques, le risque est grand de voir des différences surgir, des débats se nouer, et même le mécontentement s’installer. La rhétorique sert non seulement à offrir des réponses, mais surtout, à négocier ce qui peut séparer chacun de chacun. Pas simplement d'ailleurs pour aplanir les différences, mais aussi parfois pour les réaffirmer. Quand on insulte quelqu'un qui vient de causer un accident de voiture, ou lui fait savoir que la distance entre lui et nous est infranchissable. C'est de la rhétorique. On a souvent dit que celle-ci servait de substitut à la violence, et il est vrai que celle-ci surgit quand on ne veut ni ne peut plus se parler.