La seconde vie de Mein Kampf

Analyse et prise de position de Valéry Rasplus à propos de l’ouvrage de David Alexandre, Philippe Coen, Jean-Marc Dreyfus, Pour en finir avec Mein Kampf. Et combattre la haine sur Internet, Le Bord de l’Eau, 2016.

Article publié sur le blog « Le voyageur social » de Valéry Rasplus, hébergé par L’Obs, publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Mein Kampf s’est vendu à près de 12,5 millions d’exemplaires pendant la période de l’Allemagne nazie. Depuis, son audience n’a jamais cessé. Cet ouvrage continue d’être traduit, publié, lu, repris sur tous les continents dans presque toutes les langues. Les motivations des lecteurs sont variées : connaissance historique des thèses de son auteur, curiosité pour un ouvrage supposé interdit, adhésion idéologique militante, fascination pour une œuvre sulfureuse… L’Allemagne avait inauguré la première étude conséquente sur cet ouvrage en 2006 1. Ce n’est qu’en 2009 que l’on verra publiée en France une première historiographie détaillée sur ce manuscrit de la haine 2. L’arrivée dans le domaine public, le 1er janvier 2016, de Mein Kampf nous donne l’occasion de revenir sur sa genèse, son utilisation comme outil de propagande politique meurtrière et principal corps de doctrine nazie, sa diffusion à travers le monde et les questions que pose cette arrivée dans le domaine public.

Du tribun oral au tribun scriptural

À la fin de la Première Guerre mondiale, Adolf Hitler, ancien caporal démobilisé, intégra les services de renseignement de la Reichswehr (force de défense du Reich) où il fut chargé d’espionner, en septembre 1919, un groupe politique nationaliste et raciste d’extrême droite, le Deutsche Arbeiterpartei (Parti des travailleurs allemands). Devenu membre, il utilisa ses talents d’orateur pour se hisser au niveau des instances dirigeantes du parti 3.

Après la défaite de 1918 et les contraintes liées au traité de Versailles (demandes de réparations, perte de territoires, etc.) l’Allemagne fut touchée à la fois par de fortes difficultés financières et une importante instabilité politique. Les raisons de mécontentement ne manquaient pas. Le 24 février 1920, Hitler transforma le Deutsche Arbeiterpartei en Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) 4. Il en deviendra le chef (Führer) en juillet 1921. Dans le même temps, à Munich, sont créées les Sturmabteilung (sections d’assaut), les SA.

Adolf Hitler a commencé à concevoir Mein Kampf en 1924 alors qu’il purgeait une peine de prison à Landsberg am Lech, en Bavière, suite au putsch manqué des 8 et 9 novembre 1923, dit « Putsch de la brasserie » ou « Putsch de Munich », visant à renverser la République (de Weimar). Ce coup de force se solda par seize morts du côté des militants du NSDAP et quatre du côté des policiers venus empêcher ce coup de force. Après ce fiasco, le NSDAP fut déclaré illégal et Adolf Hitler se retrouva interdit d’expression publique, mais toute l’Allemagne connut le nom de son meneur. Arrêté le 11 novembre 1923, puis enfermé dans une confortable cellule à la forteresse de Landsberg en compagnie de Rudolf Hess, Emil Maurice, Hermann Kriebel, et quelques autres militants, Hitler se verra condamné le 1er avril 1924 à cinq ans de prison pour haute trahison. Il bénéficiera d’une libération anticipée et sortira de prison le 20 décembre 1924.

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Revenons un peu en arrière, à la prison de Landsberg 5. Hitler y rédigea son manuscrit, dès le mois de décembre 1923, d’abord à la main puis sur une machine à écrire Remington, offerte par Emil Georg alors directeur de la Deutsche Bank 6. Il le dictera également à un certain nombre de ses camarades d’armes, emprisonnés avec lui. Ian Kershaw explique que « deux ans avant la rédaction de Mein Kampf, Hitler s’est forgé une vision du monde quasi définitive. La lutte contre le « judaïsme international », la lutte contre le marxisme (…), la lutte pour l’acquisition d’un « espace vital » à l’Est (…), la lutte incessante entre des races biologiquement définies » 7 constituent une part importante de sa constitution de l’histoire, sa vision du monde (Weltanschauung, mot récurrent dans Mein Kampf). Il termina son écriture en octobre 1924.

Hitler écrit comme il parle, dans un style lourd, au point que son manuscrit sera retravaillé par plusieurs de ses proches. Il y raconte son enfance, sa venue à Vienne, évoque la Première Guerre mondiale, son activité politique et le parti national-socialiste, etc. D’abord imprimé en caractères gothique, puis ultérieurement en caractères latin, Mein Kampf devait s’appeler à l’origine Viereinhalb Jahre Kampfes gegen Lüge, Dummheit und Feigheit heißen (Quatre années et demie de combat contre les mensonges, la sottise et la lâcheté) avant d’être raccourci et renommé. L’ouvrage composé de douze chapitres et d’environ 400 pages paraîtra en Allemagne le 18 juillet 1925 aux éditions Frantz Eher Verlag à Munich. Cette maison d’édition publie également le journal du NSDAP, le Völkischer Beobachter (L’Observateur populaire). La même année, Hitler fonde la Schutzstaffel (escadron de protection), plus connue sous le sigle de SS. Un an plus tard, le 11 décembre 1926, Hitler publiera un second volume, comprenant quinze chapitres et environ 300 pages, qui sera associé en 1930 au précédent. Ces deux ouvrages réunis formeront le Mein Kampf de près de 700 pages que tout le monde connaît aujourd’hui (8). 8

Cette somme mêle à la fois une part d’autobiographie, de convictions idéologiques, des analyses politiques (les causes de la défaite de l’Allemagne en 1918 sa déchéance, son rabaissement, etc.), de l’État, de réflexions sur la propagande et l’importance de la parole, de projets sur de possibles alliances avec des pays étrangers, de vues géopolitiques millénaristes pour l’avenir d’une Grande Allemagne… Il encense l’ordre, évoque ses peurs, ses ambitions… Comme pour tout texte de propagande, Hitler adaptera dans Mein Kampf la réalité des faits à son idéologie. Les négationnistes de la Shoah ne pratiqueront pas autrement 9. Une révélation émerge en lui progressivement : le mal qui mine (« parasite » et « affaiblit ») les hommes depuis des générations serait incarné par un ennemi (« poison ») absolu, le Juif (la « race juive »). Hitler écrit dans Mein Kampf : « J’avais appris ce que parler veut dire chez le Juif : ce n’est jamais que pour dissimuler ou voiler sa pensée. Et il ne faut pas chercher à découvrir son véritable dessein dans le texte, mais entre les lignes où il est soigneusement caché. Ce fut l’époque où se fit en moi la révolution la plus profonde que j’aie jamais eu à mener à son terme. Le cosmopolite sans énergie que j’avais été jusqu’alors devint un antisémite fanatique ».

Hitler idéologue

Hitler se voit comme un nouveau messie, un missionnaire guidé par la Providence, un homme providentiel, venant régénérer une race (le peuple allemand), volant au secours d’une Allemagne abaissée, soumise à des forces malfaisantes (comme la démocratie, le libéralisme, le capitalisme, le communisme ou la modernité), des ennemis héréditaires dont la France et la Russie bolchevique.