La société sur grand écran

Une oeuvre cinématographique n'est pas seulement une affaire de critiques. Parce qu'elle informe sur la société dans laquelle elle a été produite, elle intéresse aussi les chercheurs en sciences sociales. De fait, ces derniers manifestent un intérêt croissant pour l'analyse des films d'hier ou d'aujourd'hui.

Minliang est un artiste chinois entré, dans les années 70, dans une troupe de théâtre qui sillonne la province du Shanxi. Les premiers spectacles auxquels il a participé visaient à inculquer les principes du maoïsme aux paysans. Au fil du temps, à mesure de l'ouverture de la Chine, les spectacles ont changé, intégrant des musiques venues d'Occident. A la fin des années 80, Minliang retrouve sa ville natale, Fenyang, où il réalise son rêve secret : épouser une ancienne danseuse de la troupe, avec qui il aura un enfant.

Autre contexte, autre époque : Vincent, la quarantaine, est au chômage mais fait croire à son entourage qu'il continue à travailler comme cadre dans une entreprise. Afin de paraître plus crédible, il fait part de son intention de quitter cet emploi pour intégrer une agence onusienne installée à Genève. Son temps, il l'occupe à parcourir des kilomètres en voiture entre son domicile et la capitale helvétique.

Minliang et Vincent ont un point commun : ils n'ont pas d'existence réelle. Vincent est le personnage principal du dernier film de Laurent Cantet, L'Emploi du temps (2001) ; Minliang, celui du film du Chinois Jia Zhang-Ke, Platform (2000). Pour être fictive, leur histoire n'en a pas moins été inspirée de faits réels. Celle de Vincent est tirée d'un fait divers, l'« affaire Roman ». L'histoire de Minliang est, elle, en partie autobiographique. De cette homologie avec la réalité, la tentation est grande d'en conclure que le cinéma enregistre celle-ci telle quelle, et que c'est précisément à ce titre qu'il intéresserait le chercheur en sciences sociales. En fait, les films dont il vient d'être question ne sont, comme toute autre production cinématographique, que des « propositions sur une société », selon l'expression de l'historien Pierre Sorlin. Platform offre ainsi une fresque historique de la Chine contemporaine telle qu'elle a pu être vécue par des millions de Chinois. A l'image de Fabrice, le personnage de La Chartreuse de Parme, au moment de la bataille de Waterloo, Minliang vit cette histoire sans en saisir le sens. Quant au film de L. Cantet, les sociologues du travail peuvent y voir, comme dans son précédent film, Ressources Humaines (1999), une analyse critique des effets de l'aliénation du travail.

En plus d'être une proposition sur la société, un film, c'est aussi des images qui défilent au rythme de 24 par seconde, et qui fourmillent d'informations, notamment sur l'espace, l'architecture, l'urbanisme du village ou de la ville où se déroule l'intrigue. C'est un public ou plutôt des publics qui le reçoivent différement (voir l'encadré, p. 22). C'est encore des bandes sonores ou des acteurs qui, à un moment donné, peuvent marquer l'imaginaire d'une population. « A travers eux, une société choisit de se représenter et de se dire : voici ce que nous sommes », n'hésite pas à écrire Yannick Dehée en songeant à Jean Gabin ou Brigitte Bardot, dans un ouvrage récent sur les Mythologies du cinéma français (Puf, 2000). C'est dire les motifs d'intérêts qu'il représente pour le chercheur en sciences sociales.

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Pourtant, si les anthropologues ont très tôt su tirer profit de l'analyse visuelle (voir l'encadré, p. 20), les autres chercheurs en sciences sociales, historiens et sociologues notamment, ont en revanche longtemps été réticents, en France du moins, à exploiter la ressource cinématographique. Comme l'écrit non sans humour Thierry Paquot, le chercheur qui, il y a encore quelques années, prétendait le faire, « n'était non seulement pas pris au sérieux, mais de plus le CNRS considérait avec suspicion ses frais professionnels, en l'occurrence ses tickets de séances... »

Un intérêt tardif des sciences sociales

De son côté, Marc Ferro, le pionnier de l'approche historiographique en France, s'est longtemps heurté aux réticences de ses pairs : « Lorsque fut avancée, à l'aube des années 60, l'idée d'étudier les films comme des documents et de procéder ainsi à une contre-analyse de la société, l'ordre universitaire s'émut », raconte-t-il dans Cinéma et histoire, un recueil de ses premiers articles 1. «Fais-le, mais n'en parle pas », lui dit l'un de ses pairs (Fernand Braudel). « Passez d'abord votre thèse », lui dit un autre (Pierre Renouvin). Historien ou sociologue, le chercheur allait certes au cinéma, mais « comme tout le monde, seulement en spectateur » (Marc Ferro).

Cet apparent désintérêt du monde de la recherche peut a priori s'expliquer par l'assimilation relativement précoce des films à des oeuvres d'art, qui devaient être étudiées en tant que telles par des professionnels de la critique. C'est l'hypothèse suggérée par Jean-Pierre Eskenazi dans un numéro spécial de la revue Réseaux2 : «Parce que l'on se heurtait à l'hostilité ou à l'indifférence de nombreux intellectuels, on en est venu à dresser autour des films des cordons sanitaires, destinés à isoler ces derniers de leurs conditions de production comme de leurs conditions d'interprétation. » Résultat : « S'il paraît impossible de parler des cantates de Bach sans référer à la position du musicien à Weimar ou à Leipzig, de présenter Dom Juan ou Le Misanthrope sans penser à la cour de Louis XIV, de séparer l'étude des peintures impressionnistes de l'accueil d'un public rétif ou de certaines théories contemporaines, il semble normal [...] de considérer les films comme des objets immanents, éventuellement redevables d'une lecture transcendantale. » Pourtant de l'aveu même d'un critique, Serge Daney (1944-1992), « il y a, comme ça, des films provisoirement incritiquables. Leur succès relève de la sociologie, de la mythologie, de l'étude du marché. Pas de la critique »3.

Les oeuvres filmiques ont certes très tôt suscité d'autres approches que l'approche strictement esthétique :

- L'approche sémiologique, consistant à aborder un film comme un texte composé de signes. C'est celle de Christian Metz (1915-1995), auteur de Langage et cinéma (Larousse, 1971), qui inspire d'ailleurs les premières tentatives de formalisation des méthodes d'analyse filmique.

- Des approches philosophiques, consistant à prendre appui sur l'image filmique pour mener une réflexion sur le mouvement ou le temps. Emblématiques à cet égard sont les écrits de Gilles Deleuze (1925-1995) sur l'image filmique : L'Image-mouvement et L'Image-temps (Minuit) parus en 1983 et 1985.

Seulement, comme l'approche esthétique, ces approches confortent l'idée que si analyse pertinente il y a d'un film, c'est une analyse qui s'en tient à ses éléments internes. Qu'il puisse être aussi un « fait social » et analysé comme tel ne va pas de soi, du moins jusqu'aux années 70.

L'approche historiographique

Selon les disciplines, l'analyse filmique a par ailleurs pu se heurter à des méthodes de travail établies de longue date, avant la naissance du cinéma. Ainsi en histoire, qui privilégie traditionnellement la source écrite. Comme l'explique P. Sorlin dans sa Sociologie du cinéma (Aubier, 1977), sur laquelle on reviendra, « l'objet lui-même est déroutant. Un livre, une gravure, un instrument ont un contour, une apparence qui aident à en prendre la mesure ; le film n'est rien d'autre qu'une pile de bobines, indiscernable de la pile voisine ». Le caractère fictif revendiqué par tout film n'était pas non plus fait pour convaincre les historiens. Pourtant, il en va de certains films comme de certains romans : tout en contenant des informations inventées par son scénariste ou son réalisateur, ils parviennent, de l'aveu même de certains historiens, à évoquer une période mieux que ne saurait le faire le résultat d'une investigation scientifique. En témoigne le célèbre Cuirassé Potemkine (1925) du Russe Sergueï Eisenstein (1898-1948), qui malgré les contre-vérités dont il fourmille, rend bien compte du climat révolutionnaire dans la russie tzariste.