La finance folle, les industries polluantes, les lobbies du tabac et des armes, le management autoritaire… Les comportements immoraux s’érigent en systèmes et ne sont pas l’apanage de psychopathes solitaires. Pourtant, qui se satisfait que la Terre vive à crédit de ses ressources naturelles, que notre santé soit exposée à des risques importants dans notre environnement quotidien (air, alimentation…), que des réfugiés meurent en Méditerranée, que la souffrance au travail se répande comme une épidémie ? Personne ne répondra par l’affirmative, même parmi les responsables ou les soldats du désastre. Mais combien sommes-nous à lutter contre des systèmes que l’on ne cautionne pas ? Pire, combien sommes-nous à y participer et à le faire vivre ? Cette équation paradoxale pourrait trouver sa solution dans un phénomène théorisé dans un nouvel ouvrage signé par le psychologue canadien, Albert Bandura : le désengagement moral 1.
Se persuader qu’on respecte sa morale
Notre morale propre se fonde sur des standards adoptés afin de déterminer le bien et le mal, et guider nos actes. Par exemple : tuer c’est mal, la générosité c’est bien, le mensonge c’est mal tandis que l’honnêteté c’est bien, etc. Nous appliquons ces standards à notre vie de tous les jours pour nous procurer satisfaction et estime de soi, les violer nous plongeant dans un embarras sans issue. C’est pourquoi nous ne mentons jamais, tendons la main à chaque personne en difficulté et ne participons jamais à une entreprise qui pourrait nuire de près ou de loin à autrui… Sauf, peut-être, quand il s’agit d’acheter des vêtements fabriqués par des (enfants) esclaves à l’autre bout de la planète, de consommer de la viande provenant d’abattoirs aux pratiques de tortures banalisées, de prendre sa voiture polluante, de ne pas donner un peu de monnaie à un SDF… Au diable la morale ? Non, nous sommes des gens bien. Et pour le rester, nous procédons à l’auto-exonération. Car si ces comportements ne sont pas interdits par la loi et se voient même relativement acceptés socialement, ils pourraient être condamnables au regard de notre morale propre. Nous les justifions alors par quelques mécanismes psychologiques astucieux.
Transformer le comportement préjudiciable en acte moralement bon est l’un de ces mécanismes. La religion étant à ce titre un alibi utile, comme le montre Albert Bandura à l’aide de rappels de faits d’actualité. En 1994, Paul Hill, un ancien ministre presbytérien américain, a ainsi assassiné au nom de Dieu un médecin et son assistant devant une clinique pratiquant des avortements pour « sauver les vies des enfants à naître ». Yigal Amir, qui a assassiné en 1995 le Premier Ministre israélien Yitzhak Rabin, déclarait : « Je n’ai pas de regrets. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour l’Amour de Dieu ».