Vous êtes un peu victime de la malédiction de Stanley Milgram, qui a fait d’innombrables expériences mais qu’on réduisait toujours à celle des électrochocs. Franchement, vous n’en avez pas marre qu’on vous parle toujours du gorille invisible depuis 1999 ?
En fait, non. Si on ne se souvient de Daniel et moi que pour une seule chose, c’est déjà ça et beaucoup pourraient nous l’envier. Si des gens apprécient cette expérience, si ça leur inspire des questions, j’en suis ravi. Elle continue d’ailleurs à alimenter mes propres réflexions. Et puis, si je vous fais penser au cas Milgram, c’est génial !
Bon, alors venons-en à ce fameux gorille ! Comment diable avez-vous eu l’idée d’une expérience pareille 1 ?
C’était pour ma thèse de doctorat en psychologie cognitive. Dan Simons commençait simultanément sa carrière de professeur à Harvard. Je le connaissais un petit peu, nous n’étions pas très proches. Nous devions superviser des expériences réalisées par des étudiants. Dan a proposé non seulement que chaque étudiant mène une expérimentation pour collecter et traiter ses propres données, mais que nous allions tous devoir participer à une expérience commune. Je ne voyais pas du tout comment douze personnes pourraient s’impliquer dans la même recherche. Mais Dan connaissait une expérience réalisée dans les années 1970 par Ulric Neisser, dont je n’avais jamais entendu parler. Neisser avait superposé les films de deux matchs de basket, ainsi que celui d’une femme traversant les joueurs avec un parapluie, que beaucoup de spectateurs absorbés par les matchs ne remarquaient pas. Ça donnait une impression très irréelle, on aurait dit des fantômes, comme dans un très vieux film de science-fiction 2. Dan, qui avait l’habitude des expériences utilisant la vidéo, à laquelle je ne connaissais rien, a eu l’idée de reprendre cette expérience de Neisser, mais en réunissant physiquement tous les protagonistes en même temps. Il a donc filmé les étudiants en train de jouer au basket, tandis que je les dirigeais hors caméra. Et si on s’est retrouvé avec quelqu’un déguisé en gorille, c’est parce qu’un étudiant travaillait avec Jerome Kagan, un célèbre psychologue du développement qui s’intéressait aux réactions des bébés face à la nouveauté, y compris quelqu’un déboulant en costume de gorille. Tout cela était donc une question de chance : Dan et moi avons travaillé ensemble par hasard, on cherchait une idée pour les étudiants, un costume de gorille traînait dans l’établissement…
Qu’est-ce qui a rendu votre expérience si célèbre alors que celle d’Ulrich Neisser était passée inaperçue ?
Souvent on s’aperçoit qu’une grande idée avait déjà été évoquée 10, 20, 50 ans plus tôt, mais volontairement ignorée : il arrive qu’un chercheur produise des résultats en psychologie, ou dans n’importe quel domaine scientifique d’ailleurs, dont ses collègues ne sont pas prêts à reconnaître l’importance. Neisser avait donc produit un travail très important, mais trop tôt. Dans les années 1990, cette fois, les gens étaient prêts à accepter l’idée qu’on pouvait accorder de l’attention à certains détails, comme aux trajectoires de la balle et aux lanceurs, alors que des choses extravagantes se déroulant exactement au même endroit passaient complètement inaperçues. Peut-être parce que nous n’avions pas utilisé des silhouettes fantomatiques mais des gens réels réunis au même endroit. Parfois, une petite amélioration produit une grande différence pour la réception d’une expérience.