La vie avec Lacan, c'était comment ?

Elle fut la compagne et l’analysante de Lacan dans les dernières années de sa vie. Psychanalyste et écrivain, Catherine Millot donne à voir, dans La Vie avec Lacan, un portrait intime de l’homme qui lui permit de devenir ce qu’elle était. C’est aussi, à bien des égards, un livre dérangeant. Explications.

Depuis sa mort, le 9 septembre 1981, le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan est le sujet et l’objet de nombreux textes qui le racontent et où, le moins qu’on puisse dire, c’est que jamais on ne retrouve d’un livre à l’autre l’impression qu’il s’agit du même homme. À chacun son Lacan ? Vraisemblablement. Il y a, par exemple, le Lacan flamboyant, charismatique et libertin dans sa vie personnelle mais aimé « envers et contre tout » d’Élisabeth Roudinesco. Pour l’historienne de la psychanalyse, hors de question d’idéaliser Lacan. Pour elle, il fut « le seul penseur de la psychanalyse à prendre en compte de manière freudienne l’héritage d’Auschwitz, mobilisant, pour en dessiner l’horreur, tant la tragédie grecque, que les écrits du Marquis de Sade ». Par ailleurs, écrit-elle, sans Lacan, « la psychanalyse serait devenue, en France, une piteuse affaire de psychologie médicale. » Mais dans son livre, elle met également au jour, documents et anecdotes personnelles à l’appui, un Lacan tourmenté, collectionneur, ivre de vitesse et de femmes, très iconoclaste et, il faut bien le dire, totalement sans gêne. « J’avais montré, dit-elle, dans mon Histoire des pervers, que Sade était lui-même ‘‘envers et contre tout’’. Je ne fais pas de Lacan un équivalent du Marquis de Sade, bien sûr. Mais il y a des points communs. Sade, c’est celui qui est au-delà des pouvoirs, qui échappe à tous les pouvoirs […] Lacan n’est pas Sade, il n’a pas passé comme lui trente ans de sa vie en prison. Mais la fascination qu’il nourrit pour le Marquis, pour la transgression que celui-ci incarne, témoigne d’un trait de caractère intéressant, un côté ‘‘ à facettes’’, suscitant de l’amour et de la soumission, et dont l’héritage n’est pas facile. ». C’est un tout autre Lacan, étonnamment messianique, que l’on trouve dans les livres de Gérard Haddad (voir notamment Le Jour où Lacan m’a adopté ou Le Péché originel de la psychanalyse). Dans ses livres, Gérard Haddad lie explicitement la déliquescence du postlacanisme et son éclatement en multiples écoles, à une méconnaissance de ce qui, dit-il, reliait Lacan au judaïsme. C’est encore d’une autre personne dont il semble être question dans La Légende noire de Jacques Lacan, dont l’auteur, Nathalie Jaudel, est membre de l’école de Jacques-Alain Miller, École de la cause Freudienne. Et on voit mal comment le Lacan totémisé de Nathalie Jaudel pourrait à voir quoi que ce soit avec le Lacan théoricien sur l’amour de l’essai érudit et rigoureux de Jean Allouch, L’Amour Lacan. Dans son très touchant et pédagogique Une Saison chez Lacan, le regretté Pierre Rey racontait comment Lacan lui avait sauvé la vie en faisant du psychanalyste de la rue de Lille un homme d’une générosité et d’une chaleur inouïes. Tandis que dans Un Père, Sibylle, deuxième fille issue du premier mariage de Lacan avec Marie-Louise Blondin , faisait le portrait d’un être au comportement exécrable…

C’est encore un tout autre Lacan que Catherine Millot nous raconte puisqu’elle fut, entre 1972 et 1979, sa compagne et son analysante. Le titre du présent ouvrage, La Vie avec Lacan et non pas, ce qui aurait été bien plus aguicheur, « Ma vie avec Lacan », offrait, de surcroît, un pendant intéressant au titre d’un autre ouvrage de Catherine Millot, sur l’amour mystique, La Vie parfaite. Catherine Millot avait, pendant trente-cinq ans, gardé le silence sur cette histoire d’amour. Bien sûr, cela se savait dans le milieu psychanalytique, mais jamais elle n’en avait fait étalage. C’est donc avec une joie certaine que nous nous apprêtions à lire le récit de ce que fut la vie avec Lacan. Et cela commençait fort bien : « Il fut un temps où j’avais le sentiment d’avoir saisi l’être de Lacan de l’intérieur. D’avoir comme une aperception de son rapport au monde, un accès mystérieux au lieu intime d’où émanait sa relation aux êtres et aux choses, à lui-même aussi. C’est comme si je m’étais glissée en lui. Ce sentiment de le saisir de l’intérieur allait de pair avec l’impression d’être comprise au sens d’être tout entière incluse dans une sienne compréhension, dont l’étendue me dépassait. » Et d’ajouter : « Je me sentais transparente pour Lacan, convaincue qu’il avait de moi un savoir absolu. N’avoir rien à dissimuler, nul mystère à préserver, me donnait avec lui une totale liberté, mais pas seulement. Une part essentielle de mon être lui était remise, il en avait la garde, j’en étais déchargée. J’ai vécu à ses côtés pendant des années dans cette légèreté. » On reconnaît là une définition possible de l’amour mystique. Et ça n’est pas un hasard. Voici pourquoi :