Larguer les amarres ?

Nous avons tous parfois rêvé de changer de vie. Prendre le large, se lancer dans une nouvelle aventure, partir pour se réinventer. Rien n’est plus commun chez l’être humain que cette propension à se projeter dans des odyssées personnelles. Nous sommes sur ce point Perrette, la fermière au pot au lait de La Fontaine : « Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne fait châteaux en Espagne ? Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous, autant les sages que les fous ? Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux. »

L’idée demeure que ces flâneries de l’imagination ne mèneraient nulle part, sinon au point où Perrette trébuche. Pour changer sa vie, il vaudrait mieux décider et agir méthodiquement plutôt que divaguer. Démissionner plutôt que rêvasser, façon Perrette des temps modernes, en regardant les petites annonces immobilières sur Internet. Le développement personnel porte haut cet idéal d’un individu maître de lui-même, au gouvernail de son existence, mettant fermement le cap vers un horizon qu’il a lui-même tracé. Dans cette optique, bifurquer suppose tout un travail de planification et de gouvernement de soi.

Il est permis de penser autrement. Sans nier les mérites du gouvernail, on peut reconnaître des vertus à la dérive. Ceux qui ont osé un tournant existentiel n’ont pas bifurqué d’un coup de volant, du jour au lendemain. Les déclics qu’ils prétextent ne sont souvent que la part visible d’une errance muette. Les hasards portent çà et là, les expériences nous changent, des désirs montent à la surface, et ces entrelacs finissent par produire du réel. Plutôt que de prétendre « tout plaquer », nous pourrions être plus attentifs à ces transformations intérieures : l’évolution de nos envies, la courbe de notre ennui, les rencontres qui reconfigurent notre rapport au monde, nos vagues à l’âme, les courants de la vie, ce jeu d’ombres et lumières qui nous constitue et nous emporte. Tout ce qui se noue en nous, en silence, malgré nous.

Ce numéro estival, dont la pagination est augmentée, fait la part belle à ces aventures au long cours– tâtonnements professionnels, expériences nomades, recherches spirituelles, transitions douces, recommencements… – sans s’arrêter aux formes spectaculaires du changement de vie. Il invite, au contact des penseurs et artistes, à mettre de l’intelligence dans nos rêves et du rêve dans nos plans de carrière. À se réjouir enfin, avec notre grand témoin Jean Malaurie, de cette dualité fondatrice de la nature humaine, tiraillée entre la sécurité de l’installation et le risque de la liberté. Oui, nos vies sont impossibles à satisfaire, « mais – Dieu merci ! – entrecoupées de songes ». 

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