Laurent Bègue : Psychologie du bien et du mal

Le bien et le mal ne sont pas des notions immuables, mais fluctuent selon le contexte et le statut de celui qui nous juge. Démonstration de Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale à l'université Pierre Mendès-France de Grenoble et membre de l'Institut universitaire de France, auteur de Psychologie du bien et du mal (Odile Jacob, 2011).

 

D’abord, entendons-nous sur les termes : quelle est la définition adoptée pour les termes de bien et de mal en psychologie sociale ?

Aucune ! La psychologie ne s’attache pas à définir ce que sont le bien ou le mal. Mais elle s’intéresse de près aux formes que prennent ces représentations dans les pensées, les émotions, les comportements des êtres humains, et leurs conséquences au quotidien. Proposer une lecture psychologique du bien et du mal commence par un constat : ce que nous appelons « le bien » et « le mal » résultent d’effets de perspective. Dans mon livre, je parle d’un effet de changement de position sur le jugement porté sur l’objet, que j’appelle une parallaxe du mal . Ainsi, le « mal » et l’ « étranger » se superposent souvent chez les êtres sociaux. Les médias populaires ne dépeignent-ils pas les personnages mauvais avec un accent étranger ? Plus ordinairement, nos perceptions sociales témoignent d’un phénomène très général : spontanément, l’être social se considère souvent moralement supérieur à ses congénères. Il pense avoir moins de préjugés qu’eux, être plus juste, croit s’occuper davantage de ses parents âgés que les autres membres de sa fratrie … Pour le constater par vous-même, demandez à un groupe de personnes de faire la liste de toutes les choses équitables et de toutes les choses inéquitables que font les gens. S’ils croient faire personnellement ces choses plus souvent que les autres, ils devraient commencer la phrase par « je », et s’ils croient que les autres les font plus souvent, ils devraient commencer par « ils ». Sans aucune conscience de ces biais systématiques, les participants à votre petit test vous rendront une liste comportant plus de phrases commençant par « je » pour les comportements équitables, et le contraire « ils » ou « eux » pour les actes inéquitables

Vous remarquez aussi que le mal est souvent considéré comme proche des notions d’animalité.

On associe volontiers le mal à ce qui éloigne des valeurs humaines : en louant l’humanité de quelqu’un, on souligne son caractère exemplaire, admirable, l’animalité incarnant l’opposé. Utiliser les animaux pour dénoncer un trait humain relève d’une rhétorique aussi ancienne qu’universelle, nous disent les anthropologues. L’animalité est la condamnation suprême des censeurs, à l’exemple de cet ecclésiastique italien du Moyen Âge qui dénonçait le baiser comme « une chose bestiale que même les bêtes ne font pas ». Dans le livre de la Genèse, Caïn tue Abel sous l’emprise de la « bête tapie » en lui. Animal » est l’héritage que Freud souhaitait que l’homme remplace par l’ordre social en parvenant à la maîtrise de ses instincts. Le sociologue des mœurs Norbert Elias observait quant à lui que l’une des caractéristiques du processus de civilisation était la tentative de suppression, en soi-même, de toute caractéristique animale. L’animal a même fait l’objet de procès organisés par les tribunaux ecclésiastiques et civils. On a poursuivi et excommunié des animaux jusqu’au XVIIe siècle. Si l’animal n’existait pas, soyons en sûrs, les moralistes l’inventeraient !

A partir de là, l’étiquetage de certains groupes sociaux avec des attributs animaux suffit à en modifier la perception, et alimenter des comportements justement déshumanisants. Il existe une abondante animalerie de la haine que l’ethnocentrisme humain mobilise sous tous les cieux lorsqu’il s’agit de désigner les membres de groupes dévalorisés : œufs de poux, singes, chien, cochon, rats, parasites, insectes… L’animalisation des étrangers est une constante anthropologique. Un rapport à Charles V mentionnait que les conquistadors traitaient effectivement les Amérindiens « comme des chiens »… Une étude très éclairante a été menée par Albert Bandura à l’université de Stanford. Il a montré que le simple fait de labelliser incidemment des personnes au moyen de qualificatifs animaux suffisait à augmenter les mauvais traitements physiques envers eux.

Selon vous, le bien, quant à lui, est souvent ce qui rencontre l’assentiment d’autrui, surtout si l’on tient à la personne qui nous juge. Mais le regard d’autrui est-il l’unique garant de la moralité ?

Tout d’abord, j’aimerais souligner que si le regard d’autrui revêt tant d’importance, c’est parce que nous avons l’intuition profonde que le sens et la qualité même notre existence se jouent avec les autres. Depuis plus d’un siècle, les sciences humaines confirment ce que le sociologue Émile Durkheim avait entrevu jadis dans ses travaux sur le suicide : les individus bénéficiant de liens significatifs avec d’autres personnes présentent une espérance de vie supérieure et sont plus faiblement affectées par des problèmes de santé et des troubles psychiques et somatiques. On sait aujourd’hui qu’une personne affirmant ne trouver aucun soutien émotionnel auprès de ses proches a deux fois plus de risques de succomber d’une crise cardiaque qu’une personne qui a la chance d’en bénéficier. Les relations sociales solides renforcent le système immunitaire, prolongent la vie et facilitent la récupération après une opération chirurgicale.

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Finalement, si nous quittons un instant la lentille perceptuelle qui nous incline si souvent à nous penser séparés les uns des autres et imaginons la société comme un superorganisme, cela fait sens : la reconnaissance et l’inclusion sociale sont vitales, au sens littéral. D’où le fait que nos groupes préférés surdéterminent nos idées morales. Bien entendu, nous préférons nous immuniser contre l’idée que notre environnement social détermine nos conceptions philosophiques intimes, mais dans la pratique, notre morale est influencée par la régularité observable des comportements autour de nous : les plus majoritaires sont facilement considérés comme acceptables. Lorsque nous cherchons à auto-justifier des comportements que l’on pense immoraux, nous imaginons d’ailleurs que bien d’autres les commettent aussi. « Ca ne peut pas être si mauvais, tout le monde le fait ! » Lorsqu’il s’agit de règles, l’effet de la simple présence d’autrui s’exercera ordinairement de manière consciente, mais il existe aussi de nombreux cas où son influence est irréfléchie. Sur le plan purement physiologique, lorsque nous sommes en présence d’autres personnes, notre respiration s’accélère, nos muscles sont plus contractés, notre pression artérielle et notre rythme cardiaque augmentent, et nous transpirons davantage. Notre activité physiologique s’accentue lorsque le regard d’une autre personne s’oriente vers nous. Cette sensibilité à autrui est très visible dans nos conduites. Si l’on s’en tient aux conduites altruistes, nous donnons davantage lorsque deux personnes nous sollicitent plutôt qu’une, lorsque nous avons à l’esprit la taille de notre réseau social, si l’on nous sollicite en face à face plutôt que par téléphone, et si la personne qui nous sollicite nous regarde bien dans les yeux. Inversement, si nous avons la possibilité de glisser notre don dans une enveloppe lors d’une quête, nous en profitons pour être moins généreux ! Il a même été démontré que le simple fait de réaliser une tâche informatisée en voyant apparaître sur l’écran un graphisme représentant des yeux stylisés augmentait les conduites altruistes envers les membres de son groupe, ou que le fait d’accrocher un poster représentant des yeux (par rapport à un poster de fleurs) amenait davantage d’usagers d’une cafétéria à débarrasser leur table après leur repas. Peut-être est-ce pour cette raison que les totems d’Amérique du Nord possèdent des yeux énormes : pour donner l’impression aux membres du clan qu’ils sont observés et encourager leur conformité sociale ?