Aldous Huxley disait que les souvenirs d’un homme constituent sa propre bibliothèque. En effet, quoi de plus important, mais aussi de plus fragile, que nos souvenirs ? Ils nous construisent, nous organisent et nous guident au quotidien. Ils sont partout, toujours : dans un mot qu’on lit, une odeur, une émotion, un lieu que l’on visite… Ils s’accumulent, se rangent (prêts à être récupérés) et se transforment au fil de nos vies. Aldous Huxley n’avait pourtant pas tout à fait raison. Car si notre mémoire était une bibliothèque, elle serait bien surprenante : des pages de certains livres y seraient arrachées puis recollées dans d’autres ouvrages, les étagères projetteraient parfois certains livres de leur propre initiative sur nous, nous obligeant à les lire, alors que l’on ne faisait que se promener dans une allée, certains livres seraient rangés tellement haut qu’ils seraient presque hors de portée, d’autres seraient en double un peu partout, et n’importe qui pourrait venir dans cette bibliothèque y glisser sans peine (et sans qu’on s’en aperçoive) des livres qui ne nous appartiennent même pas ! Vous l’aurez compris, la mémoire est un peu une alliée imparfaite. Mais jusqu’à quel point ?
Ce qui n’a jamais vraiment existé
Dans les années 1970, la chercheuse américaine Elizabeth Loftus a mis au point un programme de recherche sur les faux souvenirs, c’est-à-dire le souvenir d’événements ou d’éléments qui ne sont pas réellement arrivés. Quelle idée, n’est-ce pas ? Il se trouve que ce n’était pas le but initial de ses recherches. Au départ, la chercheuse voulait plutôt savoir s’il était réellement possible de témoigner de manière valide sur des événements vécus, ce qui a une importance cruciale sur notre système judiciaire. Ainsi, les cas dans lesquels une personne a été accusée à tort sur base de « faux témoignages » (sans intention délibérée de mentir) sont des situations assez courantes.
Par exemple, Elizabeth Loftus s’intéresse à l’affaire Cornelius Dupree, dans laquelle un homme fut accusé à tort et enfermé durant 30 ans pour viol, sur base du témoignage de la victime qui pensait l’avoir reconnu, ce que les tests ADN invalidèrent bien plus tard. De leurs premières expériences, Loftus et ses collaborateurs tirent la conclusion que la façon de poser la question influence de façon dramatique le rappel du souvenir. Par exemple, si l’on propose à des personnes de visionner la vidéo d’un accident de voiture, puis d’estimer à quelle vitesse les voitures roulaient au moment de l’accident, celle-ci sera considérablement estimée plus basse si l’on demande à quelle vitesse elles roulaient quand elles se sont heurtées (réponse : en moyenne « 55 km/h » dans cette expérience). Tandis que si l’on demande à quelle vitesse elles roulaient quand elles se sont écrasées l’une contre l’autre (réponse : seulement « 64 km/h » en moyenne !). La trace du souvenir en mémoire à long terme pourrait donc être très facilement modifiée en fonction d’une nouvelle information, ce que les chercheurs nomment l’effet d’interférence rétroactive, de question inductrice ou, plus communément, l’effet de désinformation. Cet effet résulterait soit d’un encodage des informations sans distinction des sources (qui sont alors confondues), soit de traces mnésiques « trop fragiles ». À ce jour, ces deux hypothèses coexistent toujours 1. L’effet est particulièrement tenace : comme l’ont montré Ulrich Ecker et ses collègues de l’Université West Australia dans une recherche parue en 2010, prévenir les participants explicitement qu’ils pourraient être influencés par des informations erronées amoindrit les interférences sur le rappel des souvenirs, mais ne les fait pas disparaître.