On peut croire les sciences humaines et sociales vouées à un irrémédiable discrédit. Le récent canular du physicien américain Alan Sokal exploite cet arrière fond que divers éléments peuvent expliquer. Le premier est la désillusion qui a succédé à l'engouement des années 70, période au cours de laquelle les sciences humaines et sociales semblaient pouvoir aider à la transformation du monde. Il s'en est suivi l'éclatement de leurs modèles avec d'une part, l'austérité des sciences économiques souvent arrogantes, et d'autre part le laxisme des social studies à l'américaine, jetant allègrement aux orties toute référence à la scientificité 1. Enfin, dernier élément, le développement croissant d'une idéologie sceptique, pragmatiste, voire relativiste, qui touche toutes les disciplines scientifiques.
Dans ce contexte général morose, il arrive que les meilleurs esprits expriment ici ou là, au détour d'une intervention télévisée ou d'une libre opinion, des affirmations péremptoires sur l'inexistence ou la vacuité des sciences humaines et sociales. Comme si cela allait de soi.
A l'inverse de cette position sceptique, n'est-il pas temps d'énoncer un « devoir d'inventaire » qui mette à plat les modes de production des connaissances en sciences humaines? A savoir : comment ces diverses disciplines produisent-elles de la connaissance ? comment la justifient-elles ? quels programmes de recherche mettent-elles en oeuvre ? Une telle épistémologie de l'élucidation permet de mesurer la portée exacte des connaissances et les types de raisonnements suivis.
Une profusion d'écoles, de courants et d'approches
La diversité des disciplines et des grilles d'analyse encourage les simplifications et les réductions abusives. Parler des sciences humaines et sociales relève de l'imprécision et amène une pluralité d'interrogations. En effet, de quelles disciplines s'agit-il : de la psychologie, de l'histoire, de l'économie, de l'anthropologie ? Selon quels critères sont-elles regroupées ? Quel principe permet de les unir puis de les répartir sur un versant qui serait plus social ou plus humain ? Chaque discipline représente un maquis d'écoles, de courants, d'approches, de paradigmes,- de terminologies dont nul ne peut se vanter de détenir la cartographie. Dans un même domaine de recherche (l'école, la famille, la déviance...) sur une même question étroite, circonscrite, coexistent dans une même discipline des approches et des langages imperméables les uns aux autres.
La sociologie française nous a accoutumés à de telles oppositions. Par exemple, faut-il concevoir l'école comme une vaste machine à reproduire les inégalités sociales, ou au contraire, comme un espace d'action ouvert aux stratégies de ses acteurs (les élèves, leur famille, les enseignants et l'administration) ? La société est-elle un enchâssement de structures ou un mouvement de transformation permanent ? La sociologie américaine détient aussi des contradictions comme l'illustre les divergences d'approches du délinquant. Est-il la somme des handicaps sociologiques que l'analyse statistique révèle (parents divorcés, chômage, études interrompues, groupes raciaux minoritaires...) ou le résultat d'une trajectoire d'interactions avec les autres, aboutissant à un moment donné à une procédure d'étiquetage et de stigmatisation sociale ?
Ces questions retrouvent le stock des grandes oppositions dont héritent les diverses sciences humaines et sociales : structure/histoire, modèle/récit, holisme/individualisme, objectivisme/subjectivisme, explication/compréhension, quantitativisme/qualitativisme... Comme le notait Gaston Bachelard, «la lumière projette ici de l'ombre». Prise une à une, chacune de ces alternatives rend possible un ordonnancement de la réalité, éclaire un de ces aspects tout en en cachant d'autres. Face à la multitude qu'elles prétendent ordonner, les oppositions de paradigmes constituent des traductions simplificatrices et normatives.