Le handicap invisible des Aspergirls

À l’extrémité du spectre autistique, le syndrome d’Asperger reste un trouble méconnu, mal diagnostiqué, qui n’empêche pas la vie sociale mais la complique considérablement. Internet a libéré la parole des personnes concernées, particulièrement des femmes.

17175104960_ASPERGIRLS_HANDICAP_INVISIBLE_TW.webp

À sa sœur qui lui reproche son égoïsme, Julie, jeune femme Asperger de 31 ans, répond sans détour. « Égocentrique, moi ? Oui, certainement. J’ai passé ma vie à m’analyser, à décortiquer mes réactions, mes comportements, mes incapacités. J’ai essayé de m’améliorer, de travailler sur moi pour devenir une meilleure version de moi-même, une version 2.0. J’ai toujours veillé à préserver mes valeurs et à les vivre au quotidien. Une autiste larguée au milieu des neurotypiques, qui doit s’adapter coûte que coûte à leur monde et leur mode de fonctionnement… Bien sûr que je suis auto-centrée, c’est quasiment un mécanisme de survie. » Blog de Superpepette – une aspie-rante au bonheur, 24 mai 2014.

Quand les interactions sociales sont compliquées, paradoxalement, les réseaux sociaux peuvent devenir un terrain d’expression beaucoup plus simple. Billets d’humeur, conseils, vidéos… Se présentant sur son blog comme « l’autiste qui non seulement parle mais en plus à des choses à vous dire », Julie communique à merveille… y compris sur ses difficultés de communication (voir extrait « Savoir dire au revoir » page 86). Comme elle, Floriane, Julia, ou Marie-Josée au Québec tiennent des blogs dans lesquels elles racontent leur quotidien de personnes autistes… la description du syndrome d’Asperger vu de l’intérieur, loin des idées reçues.

En dépit d’un certain intérêt des médias pour quelques figures de proue du syndrome d’Asperger (Josef Schovanec, Hugo Horiot…), celui-ci reste mal connu en France, en particulier quand il concerne les adultes autonomes, et notamment les femmes. Il existe en effet des femmes Asperger dont le syndrome se fait discret, et qui mènent leur vie quotidienne avec les manifestations plus ou moins envahissantes d’une différence qui n’a pas toujours été identifiée. À l’extrémité du spectre autistique, elles se sont tellement adaptées à notre monde social que leur handicap est « invisible ».

Contrairement à l’autisme de Kanner, le syndrome d’Asperger n’implique aucun déficit intellectuel, c’est pourquoi on parle parfois de « forme atténuée d’autisme », ou d’« autisme de haut niveau ». Toujours est-il que le fonctionnement autistique constitue un handicap dans notre société de neurotypiques… Loin des clichés d’autistes géniaux, qui tendent à gommer les difficultés pour mettre en exergue le côté exotique de la personnalité de certains autistes atypiques, le syndrome d’Asperger reste pour les adultes un véritable handicap social avec lequel il faut composer au quotidien. Chez les filles concernées, c’est parfois d’autant plus difficile à percevoir qu’elles passent à travers les mailles des critères diagnostiques. Pendant l’enfance, l’absence de contact visuel ou le fait que la petite fille préfère être seule peuvent être attribués à de la timidité, ce qui n’alarme pas forcément les adultes… En grandissant, elles intériorisent leurs difficultés et malgré un sentiment de décalage permanent, cherchent à se conformer aux autres, évitent de se faire remarquer. « Les femmes Asperger se remarquent moins en général, car elles sont plus discrètes au niveau des manifestations autistiques. Elles ont absorbé la notion d’être modérées dans leurs comportements et à se fondre dans la masse autant que possible. Elles peuvent développer des stratégies d’adaptation et du mimétisme pour se faire accepter et pour paraître moins ‘‘bizarres’’ aux yeux de leur entourage », décrit Marie-Josée Cordeau.

publicité

Combien sont ces femmes Asperger ? Difficile à dire. D’après la prévalence officielle, elles seraient nettement moins nombreuses que les hommes aspis (une fille autiste pour 4 ou 5 garçons), mais beaucoup suggèrent que ces chiffres reflètent en grande partie le fait qu’elles sont moins diagnostiquées.

Enfance en décalage

Dès le plus jeune âge, les difficultés liées au syndrome concernent en premier lieu la communication et les interactions sociales. Alors que les autres enfants acquièrent progressivement la compréhension du sens implicite, des sous-entendus, et la connaissance des codes sociaux, les jeunes Asperger n’y parviennent pas, tout en ressentant confusément leur décalage. « Au début, je me sentais tellement en décalage que je pensais que j’avais été adoptée. Après je pensais que mes parents étaient des extraterrestres, et puis j’ai compris qu’en fait, c’était moi l’extraterrestre », raconte Floriane.

Pour y remédier, les petites filles Asperger adoptent la stratégie du caméléon : afin de ne pas attirer l’attention, elles imitent le comportement des autres et essaient de copier leurs expressions faciales et leurs gestes. Observant leurs pairs avec la minutie d’un anthropologue, elles repèrent ce qui n’est absolument pas naturel pour elles : l’interprétation de l’implicite ou le second degré, les façons de réagir à telle ou telle situation sociale. Comme elles sont intelligentes et dotées d’une grande mémoire, elles apprennent. De nouveau confrontées à la situation en question, elles puisent dans leurs connaissances acquises et ajustent leur réaction. Cela prend un peu plus de temps, leur demande beaucoup d’énergie, mais c’est efficace… « Mon cerveau fonctionne comme un ordinateur, explique Julie. On retient de nos essais, de nos erreurs, et on ne les refait plus. C’est pour cela qu’au bout d’un moment on est adaptées. » Grâce à ces stratégies, elles réussissent en partie à compenser leurs différences, au prix d’un effort constant. Mais comme ces relations sociales leur demandent beaucoup d’énergie et les épuisent, elles ont tendance à s’extraire, à rester plutôt solitaires. Pourtant face à cette élève atypique, la réaction des autres enfants n’est pas tendre, et les petites filles aspies se retrouvent souvent rejetées, victimes de harcèlement, voire de violences, dans les cours de l’école.