C’est cela, le jazz d’aujourd’hui, une musique hybride, où tout médium est utilisé pour repousser les limites de l’expérience de l’improvisation musicale… Musique élitiste, croyez-vous ? Vous faites erreur : musique de passionnés, de touche-à-tout bien souvent autodidactes qui sont prêts à tout sacrifier, prêts à ne pas gagner leur vie du tout (les meilleurs pourront peut-être espérer un maigre appointement dans quelque obscure école de musique, où le jazz a un petit peu droit de cité)… Prêts à en baver pour avoir l’occasion de goûter à ce grand frisson, quand ils vont, sur la scène, se jeter à corps perdu dans l’improvisation… « Hep là ! Crac ! Couac ! », et les interjections samplées pleuvent, et le saxophoniste s’arc-boute sur son instrument, comme drogué.
Quid des musiques vivantes ?
Que nous dit l’ethnomusicologie sur les musiques vivantes d’aujourd’hui ? Quid des musiques actuelles, aux frontières floues, comme le slam, le rock, la techno ou ce jazz nouveau décrit ci-dessus ? Sur ce sujet hélas, elle est (quasiment) muette. Au motif que, selon certains, ce type de musique n’est pas du ressort de la discipline ! Dans cette optique, en témoigne le récent Précis d’ethnomusicologie de Simha Arom et Frank Alvarez-Péreyre. Il n’y est envisagé, de l’aveu même des deux auteurs, que l’étude des musiques « traditionnelles »… Il manque assurément une partie qui aurait pu être consacrée aux musiques hybrides, urbaines, caractéristiques de la modernité.
Comme l’a expliqué l’historien Christopher A. Bayly, la modernité, née au xixe siècle, cache sous l’apparente uniformisation mondiale de la culture une diversité de styles culturels particuliers qui cessent d’appartenir à une tradition, pour se recombiner entre eux. Un auteur tel que William T. Lhamon, professeur de littérature anglaise à l’université de Floride (États-Unis), a même détaillé la façon dont des petits éléments de culture propres à un groupe peuvent se perpétuer – quitte à se reconfigurer, comme les éléments d’un kaléidoscope – au fil des générations. Ainsi fait-il remonter les harangues et les pas de danse propres à une certaine culture musicale afro-américaine (perceptible chez James Brown ou Michael Jackson) aux « danses des anguilles » du xixe siècle, que les esclaves noirs exécutaient pour quelques cents sur les marchés new-yorkais. Loin de s’ancrer dans un terroir, ces petits morceaux de culture seraient récupérés et mélangés à d’autres, dans nos sociétés urbaines et multiculturelles.
W.T. Lahmon nous fournit là une piste importante pour comprendre les musiques d’aujourd’hui, faites de « collages » d’éléments disparates. Il est donc peut-être temps en effet de sortir de catégories commodes mais figées des musiques « traditionnelles » pour s’attaquer à l’étude de celles qui relèvent de la modernité.