“ Ah, vous êtes journaliste ?, me lance le chauffeur de taxi. Ça doit pas être facile pour vous, hein. Les gens, ils aiment pas les journalistes. – Oh, moi c’est pas pareil, je fais du journalisme scientifique. Là, je vais interviewer le monsieur qui a découvert le sommeil paradoxal. C’était en 1958-1959, alors vous voyez, c’est pas la chasse au scoop… » Nous nous engageons dans une petite allée qui grimpe et serpente à travers un jardin paysager parsemé de bosquets aux formes soigneusement exubérantes, et de statuettes à demi cachées. Deux gros chiens baveux m’accueillent en me plaquant leurs pattes mouillées sur les épaules, et mon hôte me fait pénétrer dans son bureau. Une sorte de cabinet de curiosités empli de livres rares, d’objets d’art exotiques, et parfois érotiques. Devant l’ordinateur somnole un chat blanc, les yeux mi-clos. Michel Jouvet l’adore, comme tous les chats, au point que ce dut lui être un crève-cœur d’en utiliser comme cobayes dans son laboratoire pendant toutes ces décennies. Au contraire de certaines divas psys qui se gargarisent de leur onctueuse petite personne, mon interlocuteur est accessible, cordial, pratiquant volontiers l’autodérision. Néanmoins, on ne la lui fait pas : bien qu’il les écorne dans ses écrits, il n’a pas envie d’évoquer les hypothèses freudiennes ce jour-là, et j’aurai beau revenir quatre fois à l’attaque, à des moments inattendus, sous les approches les plus diverses, il esquivera le sujet…
Une chose est frappante dans vos Mémoires : on voit que la recherche n’est pas qu’une histoire d’idées, de débats, d’élaboration et de vérification d’hypothèses. C’est aussi une affaire de contexte, de relations humaines, de rivalités, de séduction, de bon vin…
J’ai écrit ce livre pour montrer aux apprentis chercheurs que, de mon temps, la recherche, c’était des voyages pour aller voir les contradicteurs, mais aussi une suite de hasards extraordinaires, avec des idées qui vous viennent d’un coup.
Vous écrivez : « L’amour de la recherche est plus important que le savoir ou l’intelligence. » Qu’entendez-vous par là ?
Certains scientifiques sont intéressés par la nouveauté, et se demandent par exemple si le phénomène qui les intrigue va se reproduire ou non. Parmi les thésards, on voit tout de suite celui qui sera un bon chercheur et celui qui sera correct, mais sans être le premier : c’est la curiosité qui fait la différence. Par exemple, une nuit, je rêve du mot dimple. Je me demande ce que cela peut signifier, d’autant que j’ai lu l’histoire de Kekulé, un chimiste qui a compris la composition du benzène grâce à un rêve lui montrant un serpent qui se mord la queue. Dimple, c’est une marque de whisky. J’en achète une bouteille, mais je n’en conclus rien du tout, sinon que cela me fait mal à l’estomac ! Et puis une assistante m’informe que dimple signifie fossette en anglais. Ensuite, au Japon, un chercheur me montre des clichés de la région cérébrale qu’on appelle le pont… Et j’y remarque deux espèces de fossettes. Grâce à cette idée délirante et hasardeuse de courir après la signification de dimple, j’ai procédé à une lésion de ces fossettes du pont, ce qui m’a amené à la découverte de ce que j’ai appelé le sommeil paradoxal (voir encadré ci-dessous). Ensuite, j’ai constaté que le sommeil n’était pas une condition indispensable à la survenue de cet état, puisqu’il peut survenir directement pendant l’éveil, lors de la narcolepsie. Il s’agit donc d’un troisième état, différent du sommeil comme de la veille. Il ne fut pas simple de trouver un nom à ce troisième état.
On ne pouvait pas parler d’éveil, à cause de l’atonie et de l’activité cérébrale rapide qui le caractérisent. Les Américains ont choisi le terme le plus mauvais qui soit : REM sleep, pour Rapid eye movement sleep, sommeil à mouvements oculaires rapides. Or, la chouette et la taupe ont toutes deux du sommeil paradoxal, mais la première bouge la tête et non les yeux, et la seconde n’a pas d’yeux, ou alors des yeux très atrophiés.