Le mal de mère, ou les troubles de la périnatalité

Au cours de la grossesse, au moment de l'accouchement, ou dans les premiers temps de la maternité, certaines femmes manifestent à l'égard de leur bébé des réactions difficilement compréhensibles. De l'ambivalence au néonaticide, quels sont les différents troubles qui affectent la périnatalité ? Comment sont-ils pris en charge ? Enquête.
Placez une femme enceinte de huit mois au milieu d'un restaurant et observez les réactions des autres clients. De l'envie au dégoût en passant par la tendresse, la nostalgie, l'amertume ou la colère, vous verrez poindre sur leur visage de la manière la plus cocasse et la plus cruelle l'éventail des passions humaines. L'irruption du maternel et la question de la filiation font surgir en chacun d'entre nous l'archaïque. De Médée aux Madones de la Renaissance, en passant par la mère majuscule durassienne, la mère tyrannique d'Hervé Bazin ou la mère sacrificielle des Misérables de Victor Hugo, les figures de la maternité abondent. S'il va sans dire qu'au XVIIIe siècle, dans la France de la Régence, l'idée que l'on se fait de ce qu'est être mère n'est pas la même qu'aujourd'hui - d'autant que la mortinatalité était alors considérable (1) -, on sait depuis Hippocrate que la maternité est l'occasion de troubles psychiques potentiels. En 1818, Esquirol décrit des états d'agitation maniaque dont le modèle est l'état d'agitation physique et psychique maniaque de l'accouchement. En 1858, Louis-Victor Marcé fait sa thèse sur « La folie des femmes enceintes, des nouvelles accouchées et des nourrices », systématisant pour la première fois toute la psychiatrie péri-obstétricale. Pourtant, jusqu'à il y a peu, le bien-être de la femme pendant la grossesse passait au second plan. Et, si dans son texte sur le traumatisme de la naissance, Otto Rank (2) fait état des angoisses liées à l'accouchement envisagées du point de vue de l'enfant, les préoccupations sur l'état de la mère au même moment sont plus récentes.

Folie maternelle ordinaire

Au début des années 1970, des collaborations se mettent en place entre obstétriciens et psychiatres ou psychologues dans un certain nombre de maternités, et conduisent à des constatations cliniques nouvelles concernant les interactions précoces entre la mère et son bébé. Désormais, c'est aussi à ce titre que le moment de la maternité est considéré comme une période de remaniement psychique profond. Durant la grossesse fantasmes anciens, réminiscences , remémorations et affects d'un autre temps se font jour, avec parfois une certaine virulence, sans se heurter à la barrière du refoulement. Cette transparence psychique particulière – selon le mot de Monique Bydlowski (3) – permet à la femme enceinte, tout en rêvant à l'enfant qui va naître, d'être en contiguïté avec le bébé qu'elle a été. Le téléscopage de ces mécanismes identificatoires est si intense que l'on peut parler de folie maternelle ordinaire. « L’expression signifie qu’au-delà des bouleversements qu’implique l’arrivée d’un bébé dans la vie d’une femme, une forme de folie se trouve partie intégrante voire fondatrice de l’être-mère », explique Mi-Kyung Yi, psychanalyste et Maître de conférence en psychopathologie et psychanalyse à l'université Paris-Diderot. « Pendant la période qui va des derniers temps de la grossesse à la toute première phase de la vie du nourrisson, la mère témoigne, sur fond d’un état de repli, d’une hypersensibilité particulière - presque maladive – lui permettant de s’adapter aux besoins de l’enfant. Cet état que Winnicott nomme ''préoccupation maternelle primaire'' ne relève pas de l’instinct mais du processus identificatoire, poussé à son extrême degré : la mère s’identifie à son bébé, jusqu’à s’absenter d’elle-même. Une sorte d’occupation psychique frôlant l’aliénation et la dissociation, comme le décrit bien Marie Darrieussecq dans Le bébé (4) : ''la moitié de mon cerveau était à lui…. J’étais en contact permanent avec un autre monde, comme une extraterrestre percevant sans répit, dans sa boîte crânienne, les échos de sa planète d’origine.'' Une des conséquences paradoxales de l’état d’immaturité et de dépendance absolue du petit d’homme, c’est que sur cette ''maladie normale'' de la mère reposent les premiers fondements de la santé psychique de l’enfant. »

« L’amour maternel n’est jamais exempt d’ambivalence. »

Si l'on voit arriver dans les consultations de périnatalité certaines femmes taraudées par l'angoisse de ne pas être une « bonne mère », pour autant, durant la grossesse et dans les premiers temps de la maternité, une importante labilité émotionnelle et certains troubles anxieux (craintes liées à l'état de santé du bébé in utero ou à l'accouchement, peur de ne pas savoir s'occuper correctement de son enfant...) sont tout à fait normaux, de même qu'une certaine ambivalence. Françoise Dolto (5) rapporte une conversation avec une mère où, après que celle-ci avait dit n'avoir jamais eu l'idée de « jeter son enfant par la fenêtre », Dolto en avait déduit, à juste titre, que l'enfant de cette femme était adopté. Mais est-ce à dire qu'il y a de l'ambivalence chez toutes les mères (biologiques) ? Pour Mi-Kyung Yi, « L’absence de l’idée ne signe pas l’inexistence de la chose, tout juste le refoulement de la chose, sans doute massif. L’ambivalence n’épargne pas la mère adoptive, tout au contraire, elle pourrait, dans ces cas de figure, emprunter des voies plus obscures, plus difficiles d’accès. Comment laisser surgir même inopinément l’idée de jeter par la fenêtre un enfant qui d’une certaine façon, l’a déjà subi ? Plus communément, l’ambivalence évoque l’amour et la haine entremêlés envers le même objet d’amour. Elle est présente dans toute relation d’amour, la relation mère/enfant comprise. Il reste qu’on ose difficilement la soupçonner dans le cœur maternel ; reconnaître l’ambivalence chez la mère reviendrait à douter de l’amour de celle qui donne le jour ; non, on préfèrerait penser qu’il y a la mère tendre et la marâtre méchante, séparées comme le jour et la nuit… Mais on aurait tort de croire que l’ambivalence est seulement le lot de la mère insuffisamment bonne. Il y a une ambivalence, disons fondamentale, qui participe de l’amour même dont l’enfant fait l’objet. D’une part, parce que c’est un amour d’une puissance « dont on n’a pas idée », la psyché de la mère s’en trouve débordée et démunie. Mon enfant est mon tendon d’Achille, dit une mère. D’autre part, parce que l’enfant est héritier des amours infantiles qu’il réalise ainsi, l’amour que la mère lui porte contient en son sein sa part d’ombre, irrémédiablement. Par défaut ou par excès, l’amour maternel n’est jamais exempt d’ambivalence. »