La discussion d'un projet de loi luttant contre le racisme et la xénophobie, qui eut lieu le 2mai 1990, donna l'occasion à Marie-Claude Stirbois, représentante du Front national, de mettre l'Assemblée mal à l'aise : dans un discours riche en citations d'historiens, elle rappela comment la plus respectée des cités antiques, celle de l'Athènes classique, s'édifia sur l'exclusion légale de tous ceux qui, étrangers ou esclaves, n'étaient pas des citoyens autochtones. Elle en concluait que la discrimination sociale ou nationale n'avait rien d'incompatible avec la démocratie, et était évidemment considérée positivement par le parti qu'elle représentait. La loi passa tout de même, mais l'argumentaire de Mme Stirbois laissa des traces dans la presse et appela quelques réponses aussi érudites.
Pourtant, l'instrumentalisation de la cité grecque, ou encore romaine, à des fins de jugement politique ou moral n'est pas une nouveauté dans l'histoire politique française. On peut même dire que, tout au contraire, c'est un de ses leitmotive depuis plus de deux siècles, qui a connu un pic de plus haute intensité pendant les années qui précédèrent et suivirent la Révolution.
Mais, si le caractère fondateur des républiques antiques n'a jamais pu être durablement contesté, ce n'était pas toujours la démocratie directe et participative de l'Athènes du ve siècle qui était, comme de nos jours, érigée en modèle et mise à la question. Au fil de ses usages, l'imaginaire de la cité grecque, tel que le construisaient les historiens, présenta des aspects bien différents pour servir des causes elles aussi bien différentes.
Au cours du xviiie siècle, il était déjà courant pour des gens de lettres et des philosophes de s'exprimer par cités grecques interposées. Pour les esprits éclairés de l'époque, les cités de Athènes et de Sparte sont des exemples permettant d'aborder la question de la sortie de l'Ancien Régime et de la constitution idéale. Aussi l'Antiquité grecque est-elle, comme le relève François Hartog, un espace de « lieux communs dans un siècle qui s'était lui-même entouré de décors antiques » 1. Mais c'est aussi, déjà, un espace de discussions : faut-il voir certaines cités antiques comme des modèles, et dans ce cas lesquelles ? Faut-il prendre exemple sur les Anciens, dont l'histoire politique est émaillée d'assassinats et de coups de force ?
Sparte et la Révolution
Une des discussions les plus fréquentes est celle qui oppose les modèles de Sparte et d'Athènes. Sparte, avec ses rois, son assemblée de gérontes, ses citoyens constitués en caste militaire privilégiée et vivant du servage des ilotes (agriculteurs), est un exemple de cité autoritaire et fermée, dont le courage guerrier et le civisme sont les principales vertus. Mais pas la liberté ni le travail, ni les lettres. Athènes, avec ses multiples assemblées, ses pratiques d'interpellation directe, son suffrage censitaire, son port, ses citoyens commerçants et artisans, et ses philosophes, est un exemple de démocratie, plus instable, mais plus ouverte. Les deux cités ont leurs partisans : Voltaire (1694-1778), imprégné de la pensée libérale anglo-saxonne, est un Athénien convaincu, quoique occasionnel. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et l'abbé Mably (1709-1785) sont des Spartiates (ou « laconophiles »), plus finalement pour des raisons morales que politiques : pour Rousseau, l'austérité et le civisme des Spartiates sont des valeurs suprêmes. Lorsqu'en 1764, il se fâche avec sa ville natale, la république de Genève, il accuse les Genevois de n'être ni Romains, ni Spartiates, ni même Athéniens, mais de vulgaires marchands occupés de leurs intérêts privés 2. Pour lui, être Athénien n'est pas le plus grand compliment qu'on puisse faire : la délibération compte moins que la discipline républicaine. Derrière ces préférences, ce sont des choix d'idées qui induisent les descriptions et la vision même que les philosophes ont de la cité antique. Parfois, il y a une certaine confusion. Montesquieu (1689-1755), qui n'est pas spartophile, soutient Athènes et la voit à travers les écrits de Platon, qui lui même n'est pas un démocrate, mais un partisan de l'aristocratie à la mode grecque : la description utopique qu'il donne d'Athènes conviendrait mieux à Sparte.
Sous la Révolution, où la participation populaire et la démocratie directe sont pourtant maximales, l'image de la cité antique est plus souvent convoquée pour mobiliser les énergies, proclamer l'égalité et célébrer les vertus patriotiques que pour exiger la liberté de chacun. Aussi, c'est Sparte qui l'emporte, car la rivale d'Athènes passe pour être plus égalitaire et surtout plus vertueuse : tous ses citoyens appartiennent à une seule caste, celle de homoioi (égaux), et le mot suffit à faire oublier tous ceux qui, n'ayant pas ce grade, sont exclus de la vie politique plus clairement encore qu'à Athènes. Plus la Révolution se radicalise et tourne à la dictature des Montagnards, plus l'image de Sparte grandit : en pleine Terreur, Robespierre déclare que « Sparte brille comme un éclair dans les ténèbres immenses », tandis que Lycurgue, le réformateur qui avait fait table rase des anciennes coutumes spartiates devient un personnage fréquemment évoqué dans les diatribes parlementaires ou judiciaires. Saint-Just (1767-1794) s'exclame que « le monde est vide depuis les Romains et leur mémoire le remplit et prophétise encore la liberté » (1794).